DOLCE & GABBANA | Le nouveau baroque

Deux ans après l’entrée remarquée sur les spécialités de la grande complication


La maison milanaise a longtemps considéré la montre comme un accessoire de pur private label, totalement développé sous licence. Tant et plus que l’image de la marque a commencé à s’étioler. L’horlogerie est aujourd’hui une affaire sérieuse, avec un atelier d’habillage à Milan et un un vrai style. Loin du Swiss finish.

Stéphane Gachet

Qui pouvait s’y attendre? Il y a encore une dizaine d’années, les montres Dolce & Gabbana ne ressemblaient à rien. Ou plutôt elles ne ressemblaient pas à l’horlogerie telle qu’elle est pratiquée au nord des Alpes. Les montres estampillées D&G inondaient les étals. Partout, dans la rue, dans les boutiques. Des vraies, des fausses. Peu importe, elles se valaient toutes, purs produits de marketing bon marché réalisés sous licence en private label. Mais Stefano Gabbana et Domenico Dolce ont senti le souffle de la dilution fatale et ont repris leur marque en mains.

«Décision courageuse», souligne la délégation milanaise qui tenait salon à l’Hôtel des Trois Rois pendant Baselworld. Pour le moins: en 2008, les deux partenaires stoppent net toutes les licences, exit le privat label, et renoncent d’un jour à l’autre à un chiffre d’affaires estimé par la même délégation à près de 450 millions d’euros (tous domaines confondus, horlogerie comprise). D’autant plus que le corollaire de cette décision irréversible a été un surinvestissement dans le retail en propre. Mais la décision a été la bonne, souligne le responsable de la division montres, précisant que le chiffre d’affaires dépasse maintenant les ventes sous licence. Surtout, Dolce & Gabbana a réussi à se construire une véritable réputation dans la montre haut de gamme et dans l’horlogerie avec de la substance.

Pour s’en convaincre, il fallait passer dans le salon rouge et se perdre un moment dans le détail des modèles de la ligne «alta orologeria» – équivalent de notre «haute horlogerie», en plus charmant et en plus exclusif. Il y avait là des pièces joaillières brillantes et quelques grandes complications, dont une série de répétitions minute d’un genre absolument inédit.

Dès 2008, la maison a commencé à intégrer des métiers externalisés jusqu’alors. La division joaillerie et horlogerie est officiellement créée. Un atelier est ouvert près de Milan. Des orfèvres le rejoignent, des gemmologues également, assurant même la taille des pierres en interne. Aujourd’hui l’atelier compte 50 collaborateurs.

L’horlogerie proprement dite arrive un peu après la joaillerie. Les premières pièces sont commercialisées en 2012. Et le succès se construit assez naturellement, appuyé par le réseau de 300 boutiques de Dolce & Gabbana. La réputation se bâtit elle aussi peu à peu. La direction explique que cette montée en crédibilité horlogère se traduit par une élévation progressive du prix moyen. Sur le bijou pour commencer, puis sur la montre. En joaillerie, le prix moyen passe ainsi de 2500 euros en 2012 à 4000 euros aujourd’hui. L’horlogerie suit une ascendance similaire, en partant de produits de série équipés de mouvements industriels vers les spécialités, les pièces «manifattura».

Le dirigeant montre un grand coffret carrousel où sont exposés les modèles inspirés de la collection Rainbow, un classique de D&G. «Des montres à 2500 euros qui se vendent très bien, précise-t-il. Mais elles se vendent tout de même moins bien que celle-ci.» Et de pointer un modèle entièrement serti à 29'000 euros, «qui se vend aussi très bien en ligne».

L’entrée dans la haute horlogerie remonte à 2017. C’est à ce moment que le pont tendu entre Milan et la Suisse trouve toute son amplitude. L’intermédiaire est connu dans l’arc jurassien, puisque l’on retrouve à ce poste Michele Sofisti, qui dirigea longtemps les montres Gucci, avant de prendre la direction de Sowind, Girard-Perregaux et JeanRichard, puis de se retirer pour œuvrer en consultant indépendant.

Dolce & Gabbana cherchait à réaliser en horlogerie ce qui avait été fait en haute-couture et en haute joaillerie. Michele Sofisti connectera l’atelier de Milan avec MHC (Manufacture Hautes Complications), une officine genevoise créée par Pierre Favre et qui compte aujourd’hui 14 collaborateurs. Michele Sofisti connait bien cette petite équipe, qui l’avait accompagné sur plusieurs développements pour Girard-Perregaux.

L’entrée de Dolce & Gabbana en «alta orologeria» est donc logiquement passé par cet atelier. Pierre Favre regarde les travaux exposés à Bâle et son regard respire une admiration authentique, comme s’il regardait des réalisations qui n’étaient pas de lui. Il explique en effet que l’interaction avec la marque milanaise est allée au-delà de tout ce qu’il avait pu connaître jusque-là.

A détailler les créations, on se met à le croire. Ces montres ne ressemblent pas à de l’horlogerie suisse. Côté mouvement, on reconnaît la bienfacture et l’esprit de Genève. Le timbre et le maniement des répétitions minute tourbillon trahissent aussi des origines helvétiques. Mais c’est l’habillement qui fascine. Les artisans ont opéré avec un style qui rappelle l’art italien et rien d’autre. L’ambiance est rococo, fiévreuse. Tout baigne dans l’or jaune. Tout est gravé à la main, tout est ouvragé, le boîtier, les ponts, les cadrans. Le style est chargé à l’extrême. Le touché est rocailleux, les entailles des burins se lisent avec les doigts, le poli à la Suisse n’a pas sa place ici. Tout ce qui peut être serti l’a été, jusqu’au poussoir de la répétition. Un défi en soi pour les horlogers de MHC, que de marier les sophistications techniques avec l’exubérance de l’habillage.

Ce sont des pièces uniques, vendues lors de soirées sur invitation. Et en effet, tout est unique dans ces montres, jusque dans les moindres détails. Jusqu’aux cornes, qui sont posées dans une précision toute relative: aucune n’est vraiment identique à ses voisines, , comme les modénatures d’un palais baroque. Une vraie leçon de créativité à l’italienne. |


 

N°37
Avril-Mai 2019

 
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SOMMAIRE | 37
Lettre à Michel Loris-Melikoff, Baselworld | Maker’s Watch Knot | Mégabrands | Dolce & Gabanna | Ulysse Nardin : Freak Next | Karl-Friedrich Scheufele : Art in Time | March LA.B | FOB Paris | Guilloché main | Interview Laurent Dordet, Montres Hermès | Carl Suchy & Söhne | Carl F. Bucherer | Omega | Breitling | Gucci | David Rutten | Ebel | Interview Catherine Rénier, Jaeger-LeCoultre…