ULYSSE NARDIN | Freak Next ou l’acrobate en silicium

Un phénomène high-tech pas si compliqué à comprendre


La Freak Next présentée au printemps 2019 repousse les lignes de la technologie silicium appliquée à la micromécanique. Avec un oscillateur qui ne remplace pas seulement le ressort spiral, mais qui élimine le pivot, l’une des grandes sources de perte d’énergie et d’entrave à la chronométrie. Visite guidée.

Stéphane Gachet

Patrick Pruniaux, dirigeant d‘Ulysse Nardin, a choisi Londres pour lancer publiquement le nouvel opus de son étrange famille Freak, baptisée neXt, début avril. Il fallait un hub mondial pour le décollage de ce concentré d’innovation au long cours. Car, sous son design tout en sobriété, ce modèle est une première dans un genre inédit. Dans un genre que beaucoup recherchent mais que peu atteignent: un nouvel oscillateur sans spiral compatible avec les mécanismes existant.

Zenith a été à sa manière pionnier dans ce domaine avec sa Defy Lab présentée par Jean-Claude Biver en septembre 2017. Une pièce high-tech qui entame maintenant la production en série avec la Defy Inventor, lancée en janvier dernier. Contrairement aux intentions d‘Ulysse Nardin, la technologie embarquée par Zenith n‘a pas pour vocation de remplacer le balancier-spiral traditionnel et ne sera jamais un organe standard.

Ulysse Nardin vient au contraire avec un dispositif susceptible de prendre à terme la place du balancier-spiral traditionnel, potentiellement sur n‘importe quelle ligne de produits. Car le premier défi lancé aux ingénieurs, comme le précise Stéphane von Gunten, directeur recherche et innovation d’Ulysse Nardin et de Girard-Perregaux (groupe Kering), a été de contenir la technologie dans le strict encombrement d‘un balancier actuel.

Comme chez Zenith, toutefois, l‘effort technologique repose sur les propriétés du silicium, capable d‘accueillir des géométries complexes et de réagir comme un flexible. Un champ où Ulysse Nardin s‘est fait expert depuis que l‘ancien propriétaire Rolf Schnyder en a fait une priorité, devenant le premier indépendant à investir dans le développement et la production de composants en silicium avec la création de Sigatec, lancée avec le spécialiste valaisan Mimotec, en 2006.

Le projet mis en place dans la Freak neXt ne repose pas seulement sur la volonté d‘éliminer le ressort spiral. Comme l‘explique Stéphane von Gunten, l‘ambition est plus large: «L‘objectif était d‘éliminer le pivot.» Une vraie pièce de résistance car le pivot est au cœur des inefficiences du système, source de perte d‘énergie et de perte d‘amplitude. Autant d‘entraves à la chronométrie. Ultime avantage, supprimer le pivot c’est aussi supprimer l’huile: pas de pivot, pas de lubrification. Ulysse Nardin n‘est pas la seule maison à repenser l‘organe. Dominique Renaud (Watch Around 32), par exemple, a développé un pivot spatial – une sorte de charnière – dix fois plus fin qu‘un pivot normal et quasiment exempt de frottement.

Dans le lexique des techniciens, le rayon de frottement du pivot induit ce qu’on appelle le « plat-pendu » et présente le double défaut de provoquer des pertes d‘énergie, des pertes d’amplitude et de se comporter de manières différentes selon les positions de la montre: en position verticale, le rayon de frottement est largement plus important qu‘en position horizontale. Stéphane Von Gunten: «Par rapport aux positions horizontales, les positions verticales présentent une perte d‘amplitude entre 20 et 50 degrés.» Ulysse Nardin n‘en est pas à son coup d‘essai. La grande étagère à brevets de la maison compte déjà depuis une dizaine d’années un «pivot biseauté» qui réduit la différence de rayon de frottement – plat-pendu – à quelque 10 degrés entre les positions horizontale et verticale.

Le balancier suspendu de la Freak neXt trouve une seconde source d‘inspiration dans l‘ancre flottante, autre innovation maison. Cette ancre flottante repose déjà sur le couple de la technologie silicium et de la science des éléments flexibles. La tige d‘ancre, son axe, est remplacée par deux lames élastiques formant un axe suspendu. Un dispositif high-tech qui tire encore profit de l‘effet de flambage – la mise en tension des éléments flexibles servant d‘axe – pour stocker de l‘énergie et la rendre au balancier, de manière constante quel que soit le degré d’armage du barillet. Et comme le souligne encore Stéphane Von Gunten, la maîtrise du silicium est indispensable pour réaliser un tel composant car il n‘existe aucun procédé traditionnel pour usiner des lames aussi longues et fines (seulement 15 microns de large).

Revenons à la Freak neXt, en gardant toujours en tête l’échelle à laquelle nous nous trouvons, l‘une des contraintes de base étant de faire tenir la géométrie ultra-complexe du balancier suspendu dans le même encombrement qu‘un balancier-spiral normal.

Le balancier suspendu – ou balancier volant – comporte trois parties fonctionnelles distinctes. La première est le cadre de maintien supérieur, fixé en deux points. C‘est sur ce cadre que le balancier est suspendu. Viennent ensuite quatre étages d‘éléments flexibles, qui remplacent le spiral et forment, comme le spiral, un système de rappel naturel qui tend toujours à reprendre une position centrale stable. Stéphane Von Gunten note que les flexibles ont une double fonction: «Couple de rappel et suspension.» En d‘autres termes, le pivot et le spiral tout-en-un. La structure est enfin complétée par une couche inférieure plus massive qui sert de volant d‘inertie.

Prenons maintenant l‘une des quatre couches formant le cœur du dispositif. Elle est formée de quatre triangles pointant vers le centre et formant un axe virtuel. Une seule de ces structures ne suffit toutefois pas, son amplitude n‘est pas suffisante pour permettre une fonction correcte de l‘échappement. Les ingénieurs en ont donc superposé plusieurs, sur quatre niveaux – soit au total 16 structures triangulaires sur 32 lames – dont les amplitudes s‘additionnent au final. Une fois l‘organe mis en place, il faisait sens de le coupler à l‘ancre suspendue, ce qui donne au moteur une capacité de 70 heures de réserve de marche à amplitude constante.

Côté consommation, le balancier suspendu se trouve dans la catégorie énergivore puisqu‘il fonctionne à très haute fréquence. En comparaison, la Freak Vision, version de base, oscille à 2,5 Hertz, alors que la Freak neXt monte à 12 Hertz, soit un coût énergétique multiplié par plus de 100. Cette surconsommation est toutefois contrebalancée par un facteur qualité exceptionnel – soit la durée pendant laquelle le balancier reste en oscillation, sans nouvel apport d‘énergie. En l‘occurrence, le facteur qualité a été mesuré au double du niveau standard.

Cette interrogation reste toutefois en suspens: faut-il vraiment utiliser une si haute fréquence? Stéphane Von Gunten: «La question est discutée... et discutable. En général, le système à haute fréquence est moins sensible aux perturbations extérieures et retrouve sa fréquence visée d’oscillation plus rapidement, la contrepartie étant un coût énergétique supérieur. Dans notre cas particulier, pour travailler en basse fréquence nous aurions dû augmenter la masse et rendre les lames plus rigides. Au final, nous avons choisi la fréquence à laquelle le système exprime le mieux ses qualités.»

Au-delà de la technique froide et des performances, le résultat est un spectacle saisissant qu’aucune des nombreuses vidéos postées en ligne ne traduit dignement. L’oscillateur est comme un insecte en vol stationnaire, papillon versicolore aux ailes rondes en suspension sur un cadran blanc comme un lys de printemps.

La Freak neXt n‘est qu’une première étape, le modèle de démonstration, de ce nouveau moteur qui a déjà une grande histoire derrière lui puisque l‘idée remonte à 2008 et le premier brevet à 2009. L’organe a surtout un long chemin devant lui puisqu‘il a été pensé dès le départ comme composant de série, comme le fut le balancier-spiral inventé par Christiaan Huygens et Robert Hooke en 1675. Mais remplacer le balancier-spiral n‘est pas la seule voie possible et, sur la base actuelle, toutes les expérimentations restent ouvertes.

La prochaine grande étape restera plus technique, avec l‘amélioration du procédé de fabrication. Car la première version de l‘organe a le défaut de ses qualités: technologiquement fascinante, mais une diablerie à produire. Les quatre couches de lames flexibles sont assemblées une à une, chaque couche étant séparée de la précédente par de minuscules entretoises collées une à une. Les ingénieurs de Sigatec, qui maîtrisent déjà la gravure du silicium en 3D, œuvrent en ce moment à la prochaine génération. |


 

N°37
Avril-Mai 2019

 
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SOMMAIRE | 37
Lettre à Michel Loris-Melikoff, Baselworld | Maker’s Watch Knot | Mégabrands | Dolce & Gabanna | Ulysse Nardin : Freak Next | Karl-Friedrich Scheufele : Art in Time | March LA.B | FOB Paris | Guilloché main | Interview Laurent Dordet, Montres Hermès | Carl Suchy & Söhne | Carl F. Bucherer | Omega | Breitling | Gucci | David Rutten | Ebel | Interview Catherine Rénier, Jaeger-LeCoultre…