A. LANGE & SÖHNE | Se connecter à la nouvelle génération

»Ceux qui croient aujourd'hui qu'ils peuvent dépasser le monde numérique échoueront


L’emblème de l’horlogerie allemande haut de gamme entend continuer à jouer sur toute l’étendue de son clavier. En renforçant tout ce qui rend la manufacture si typiquement Glashütte et en lançant tous les ponts possibles vers les jeunes collectionneurs nés avec le digital.




Interview Pierre-André Schmitt

WATCH AROUND: Monsieur Schmid, vous venez d'ouvrir la première boutique en Suisse, à Zurich. Pourquoi pas à Genève?

WILHELM SCHMID: La langue dans laquelle nous tenons cette conversation donne une bonne indication de la raison pour laquelle Zurich nous a semblé logique. Nous sommes sans doute mieux compris ici qu'ailleurs. 

En d'autres termes, visez-vous la clientèle locale et non les touristes?

Les touristes sont également les bienvenus. Mais notre positionnement s'adresse avant tout aux personnes qui ont développé une passion pour les montres de luxe.

Quel part de votre clientèle sera locale?

C'est toujours difficile à dire, mais à Zurich nous nous attendons à ce qu'environ les trois quarts de notre clientèle soit locale. Nos projections ont été établies de sorte que l’affaire fonctionne sur la seule base de la clientèle locale.

Que pouvez-vous dire de votre concept de boutique ou de commerce de détail?

Il y a des gens qui ne peuvent pas nous rendre visite à Glashütte, mais qui sont très intéressés par la marque. Ils veulent faire l'expérience de l'histoire de cette marque dans notre boutique. C'est pourquoi nous avons intégré une exposition avec une bibliothèque pour illustrer notre parcours. Comme ces 15 petites figurines représentant les 15 premiers apprentis engagés par Ferdinand Adolph Lange en 1845, avec leur nom et leur trajectoire. Mais ce n'est qu'un exemple parmi d'autres.


»Je sais combien de montres nous fabriquons et je sais combien d'horlogers nous avons. Si quelqu'un fabrique beaucoup plus de montres que nous et n'a pas beaucoup plus d'horlogers, il est facile de voir ce que cela signifie. – Wilhelm Schmid, A. Lange & Söhne


Et qu'est-ce qui distingue A. Lange & Söhne des autres marques horlogères dans le segment du luxe?

C'est une question importante et délicate. Si vous dépensez beaucoup d'argent pour quelque chose, vous voulez achetez un produit qui reflète votre personnalité. Nous offrons certainement un artisanat au plus haut niveau qui soit, quelle que soit la montre que vous choisissiez. Je sais combien de montres nous fabriquons et je sais combien d'horlogers nous avons. Je sais aussi qu'ils travaillent vraiment à pleine capacité. Donc, si quelqu'un fabrique beaucoup plus de montres que nous et n'a pas beaucoup plus d'horlogers, il est facile de voir ce que cela signifie. Je crois que c'est la grande différence avec beaucoup d'autres marques, est notre stratégie de qualité constante dans la finition et la décoration. Et nous faisons la même chose avec les modèles plus simples. En matière de décoration, nous ne faisons pas de différence, qu’il s’agisse d’une grande complication ou non. Une autre distinction est que nous sommes très allemands et cela se remarque à bien des égards – dans le sens de la perfection et de la précision. Tout doit avoir un sens et une fonction.

Vous voulez dire que le nombre d'heures de travail requis par montre est plus élevé chez vous?

Je n’ai pas de chiffres, mais je le suppose en effet. Nous utilisons de l'argent nickel non traité pour la majorité de nos composants de mouvement, ce qui constitue un grand défi. Les cadran de nos montres sont toujours assez sobres, mais lorsque vous retournez la montre, vous en voyez toute la complexité.

Et du point de vue historique, qu'est-ce qui vous distingue de vos concurrents?

L'horloger de Dresde Ferdinand Adolph Lange pose la première pierre de l'horlogerie de précision saxonne avec la création de sa manufacture horlogère en 1845. Après la Seconde Guerre mondiale, l'entreprise fut expropriée et le nom A. Lange & Söhne fut presque oublié. Immédiatement après la réunification en 1990, Walter Lange, l'arrière-petit-fils de Ferdinand Adolph Lange, avec Günter Blümlein, a osé un nouveau départ. Cette année, nous célébrons le 25e anniversaire du premier modèle de la nouvelle ère avec la Lange 1, une histoire remarquable pour une marque allemande qui avait 40 ans de retard au temps du rideau de fer. 

Il est également remarquable que la marque soit allemande. Normalement, une montre de luxe est associée au Swiss made. Est-ce un inconvénient?

Je pense au contraire que c'est un avantage. Nous ne sommes pas simplement une offre de plus dans une longue lignée de marques suisses bien connues, nous sommes relativement seuls en Allemagne. C'était un avantage dès le départ, aujourd'hui c'est aussi notre unique selling proposition.

De quelle façon?

Quiconque s’intéresse aux montres connait les valeurs que nous défendons. Et le fait que nous venions d'Allemagne fait partie du charme. Mais par-dessus tout, nous sommes attendus sur une manière de faire propre à l’Allemagne – et peut-être pas à la Suisse.

Qu'est-ce qui serait typiquement allemand? 

Nous assemblons les montres deux fois, par exemple. Tout d'abord, nous assemblons le mouvement, qui n'est pas encore décoré, mais complètement ajusté. Ensuite, il est soumis à un cycle d'essai complet. Quand nous savons qu'un mouvement fonctionne à 100% et qu’il ne nécessite plus aucun ajustement, il est démonté et nettoyé à nouveau. Ce n'est qu'ensuite que la finition est réalisée, le mouvement est remonté et subit à nouveau tout le cycle de test. Je dirais que c'est une manière de faire très allemande. S'il y a des erreurs, elles apparaissent chez nous et non sur les poignets de nos clients.


»Notre tourbillon est également très allemand: vous pouvez l'arrêter pour que l'heure puisse être réglée plus précisément. – Wilhelm Schmid, A. Lange & Söhne


Existe-t-il aussi des éléments typiquement allemands dans l'architecture même de vos montres?

Oui, le fameux ponts trois-quarts, par exemple, que nous utilisons partout où c'est possible. Il a été développé à l'origine pour les montres de poche afin de rendre le mouvement plus stable et plus résistant aux forces transversales. Ensuite, toutes nos montres sont testées pour leur étanchéité jusqu'à trois bars et suffisamment protégées contre les éclaboussures d'eau. Il y a de nombreuses autres innovations que nous avons introduites ces dernières années. Sur le calendrier perpétuel par exemple: si vous en avez déjà réinitialisé un, vous savez qu’il faut du temps et que c'est une tâche assez complexe. Pour simplifier le processus, nous avons développé un mécanisme qui permet de faire avancer toutes les indications d'un jour en appuyant sur un poussoir. Notre tourbillon est également très allemand: vous pouvez l'arrêter pour que l'heure puisse être réglée plus précisément. Le tourbillon existe depuis 200 ans, mais personne n’a jamais eu l'idée d'arrêter cette complication.

Malgré toute l'identité allemande, il existe un lien historique très fort avec la Suisse. Dans quelle mesure êtes-vous aussi un peu suisse?

Ferdinand A. Lange avait déjà reçu une formation complémentaire en Suisse et en France. C'est là qu'il a eu l'idée de construire non pas six montres, comme on le faisait à Glashütte, mais 600, et d'organiser le travail à la même manière des Suisses et des Français. Lorsque Günter Blümlein a commencé à Glashütte avec Walter Lange, l'influence suisse était aussi très présente. Les établis d'horloger et le matériel que nous achetions à l'époque étaient délibérément les mêmes que ceux d'IWC. Si quelque chose avait mal tourné, au moins les meubles auraient pu être réutilisés en Suisse.

Si je comprends bien, la possibilité que la relance échoue avait été pris en compte, est-ce juste?

Tout le monde savait que c'était un risque. Nous savions aussi que nos horlogers étaient très qualifiés, mais qu’ils étaient formés pour la production en série. Ils ont également dû apprendre à gérer la construction par informatique et tant d'autres innovations techniques, ce qui n'était pas une grande force dans l'ancienne Allemagne de l’Est. Mais le personnel a toujours été très curieux et ouvert d'esprit. Les employés sont effectivement partis en Trabant jusqu’à Schaffhouse et ont reçu une formation chez IWC.

L’âge d’or des complications semble s’être quelque peu estompée aujourd’hui. Qu’est-ce cela signifie pour vous?

Il fut un temps où il n’y avait peut-être dix tourbillons sur le marché, aujourd'hui, il y en a plus d'une centaine, et bien sûr il y a une certaine lassitude. Mais il ne faut pas oublier que nous comptons de nombreux collectionneurs fidèles. Nous vendons à des gens qui savent à quoi servait un tel tourbillon à l'origine et qui apprécient toujours le fait qu'une telle complication se compose de plus de 80 composants et ne pèse que 0,25 grammes. Ils comprennent à quel point il est difficile de l'arrêter et de le faire osciller à nouveau. Si vous voulez vendre des complications aujourd'hui, elles doivent être si spéciales qu'elles méritent vraiment d’être appelées des complications. Un calendrier perpétuel doit sauter à minuit précis, même si le porteur ne le perçoit pas consciemment.


»Une Ferrari n'est pas plus rapide dans la circulation routière qu'une Ford Fiesta ST, mais les Ferrari se vendent toujours. – Wilhelm Schmid, A. Lange & Söhne


Le nouvel sommet est-il d’atteindre une précision encore plus extrême dans ce domaine? 

Surtout des complications supplémentaires que nous avons développées au fil des décennies. Je ne pense pas que la soif d'innovation diminuera un jour. La comparaison avec une Ferrari l'illustre bien: une Ferrari n'est pas plus rapide dans la circulation routière qu'une Ford Fiesta ST, mais les Ferrari se vendent toujours.

Êtes-vous en quelque sorte la Ferrari du monde horloger?

Non, mais nous essayons de voir les choses sous un angle nouveau. Nous sommes prêts à aller un peu plus loin.

Pouvez-vous donner un exemple?

Comme je l'ai dit, le Perpetual Calendar saute exactement à minuit. Est-ce pertinent? Sans doute que ce ne l’est pas pour 99,9 % de la population. Mais il reste le 0,1 pourcent de clients qui dépensent beaucoup d'argent pour des montres exactement pour cette raison. Et pas un quart d'entre eux ne dépenserait une telle somme juste pour une montre un peu similaire sur laquelle il faut des heures pour changer la date.

Comment évaluez-vous l'avenir de la branche dans votre segment de prix avec des montres allant de 15'000 francs à deux millions?

Je crois qu'en tant qu'industrie, nous avons une tâche énorme à accomplir. Il s'agit d'enthousiasmer les nouvelles générations, de les faire apprécier ce que nous faisons. Si nous y parvenons, je vois un avenir en or. Sinon, ce sera l’inverse.

Et que faites-vous pour cela?

Pour que nos actions soient compréhensibles et donc pertinentes, nous devons absolument trouver des moyens de communiquer avec cette génération qui a grandi avec des réflexes sociétaux très différents des nôtres. Cette génération achète par impulsion en cliquant sur Internet ce qui l'inspire directement et attend la livraison le jour suivant. Nous, par contre, nous disons toujours: merci de l'intérêt que vous portez à nos montres, nous allons vous mettre sur notre liste d'attente. Il y a des mondes qui s’entrechoquent et que nous devons reconnecter. Ceux qui croient aujourd'hui qu'ils peuvent dépasser le monde numérique échoueront.

Vous souvenez-vous de votre première montre?

Bien sûr. Ma toute première montre – dont j'ai oublié la marque – je l’ai reçue à ma première communion en 1968. Je l'ai reçue le matin de mon parrain et je l'ai fièrement portée à l'église. L'après-midi, nous avons joué au football et le soir la montre s'est arrêtée. Elle n'avait pas survécu à la journée.

Et la première montre sérieuse?

Je l’ai achetée – je ne vous dirai pas la marque – à 17 ans, en même temps que ma voiture MG. Malheureusement, elle a été volée il y a 24 ans. Mais j’en ai conservé la boîte, les certificats et la facture – j'espère toujours qu'elle reviendra un jour. |


 

N°40
Août-Sept. 2019

 
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