INTERVIEW | François-Henry Bennahmias, CEO d’Audemars Piguet

»L’horlogerie souffre pour de mauvaises raisons


Audemars Piguet est plus observé que jamais depuis son entrée dans le club des milliardaires de l’industrie en 2018. François-Henry Bennahmias travaille ce succès pas à pas depuis 2012 et prépare la prochaine phase de croissance. Progression à deux chiffres en 2019 et augmentation du volume prévue en 2020.



Interview Stéphane Gachet


WATCH AROUND: Commençons par les chiffres. Êtes-vous toujours au-dessus du milliard de chiffre d’affaires?

François-Henry Bennahmias: Je vous le confirme. Nous devrions terminer l’année à 1,2 milliard, avec une progression à deux chiffres. Et toujours à volume égal.

La stratégie d’intégration du retail produit donc les effets prévus.

Oui.

Vous êtes donc prêts pour augmenter les volumes, comme vous l’aviez annoncé?

La volonté était en premier lieu de bétonner le réseau de distribution et d’aligner en parallèle l’outil de production pour répondre à la demande en flux tendu. Car le stock est l’ennemi numéro un du métier de détaillant.

Et vous êtes parvenu à cette organisation en flux tendu?

Aujourd’hui, chaque pièce de notre inventaire est suivie. Nous faisons du monitoring quasiment à l’unité et nous serons prêts pour augmenter un peu les volumes dès l’année prochaine, comme prévu.

Une augmentation de quelques milliers de pièces, n’est-ce pas?

Nous ne sommes de toute façon pas équipés pour faire un saut plus important. La production va donc légèrement augmenter.

Au-delà du volume, quelle est votre stratégie sur les marchés? Faites-vous voyager les pièces d’un marché à l’autre, comme beaucoup de vos concurrents?

Nous ne le faisons pas pour une raison simple: nous sommes en pénurie d’inventaires partout. Le stock actuel est le plus bas qu’Audemars Piguet ait jamais connu.

C’est-à-dire?

Je vous donne l’exemple de notre boutique de Paris: en ce moment, il y a 19 pièces en stock, trois modèles en vitrine… L’une de nos occupations principales est de gérer cette pénurie, d’accompagner  le client qui rentre dans une boutique et qui ne trouve pas la montre qu’il cherche.

Procédez-vous comme tout le monde: en attirant le client vers une autre référence moyennant un rabais?

Absolument pas. Nous n’avons aucune raison de le faire: nous avons une vingtaine de références qui valent plus sur le second marché que leur prix public.

Dans un tel contexte, gérer la pénurie ne ressemble pas à un problème. Est-ce le cas?

A ce point-là, oui, c’est un problème. Nous sommes à la limite, nous devons vraiment augmenter le volume dès l’an prochain. Même si nous allons encore réduire le nombre de points de vente.

Qu’en est-il du prochain objectif de croissance? Est-il précis? Chiffré?

Il est chiffré, très précisément, pays par pays. Nous venons d’établir notre plan à cinq ans et, à périmètre constant, la route est tracée.

Cela semble simple à dire dans votre position actuelle, mais il vous a fallu beaucoup de temps pour mettre en place l’internalisation du retail, et parvenir là où vous êtes aujourd’hui.

Cela nous a pris sept ans. Il faut quelques mois pour établir une stratégie, la longue étape reste l’exécution et il faut le temps nécessaire pour bien le faire. Il faut aussi se donner les moyens nécessaires: nous étions 1200 collaborateurs en 2012, quand je suis arrivé à la direction, nous serons 2200 en 2020. Je ne vous cache pas que l’indépendance est un avantage non négligeable. 

Donc en résumé, les belles années sont devant vous?

La bonne nouvelle est en effet que nous sommes dans un cercle vertueux. Nous allons réviser nos besoins volumétriques de manière construite et le chiffre d’affaires va progresser.

Un mot sur les marchés? Tout le monde observe Hong Kong en ce moment, et vous?

Nous observons les marchés tous les jours. Quant à Hong Kong… touchons du bois… pour l’instant les affaires continuent.


» Il s’agit de rendre à Audemars Piguet ce qui lui appartient. La maison a vécu beaucoup plus longtemps sans la Royal Oak qu’avec la Royal Oak et nous avons une vraie légitimité sur la montre ronde. – François-Henry Bennahmias, Audemars Piguet



Vous restez donc confiant?

Évidemment! Quand vous êtes sur un volume de 40’000 pièces par an, vous n’avez que des opportunités: cela ne fait pas plus de 5000 montres par pays et il y a près de vingt millions de millionnaires dans le monde. Rien qu’en Suisse, il y a plusieurs centaines de milliers de millionnaires et nous ne vendons que 4000 montres. Bien entendu, l’équilibre mondial peut être perturbé à tout moment, mais nous restons sereins.

Vous êtes aussi confiant dans le fait que la montre reste un objet désirable?

Le désir, ça se construit!

Comment?

C’est un travail de titan et le problème est qu’il ne peut pas être standardisé: la définition de ce qui est désirable n’est pas la même à New York, Hong Kong ou Shanghai.

Cela fait du bien d’entendre un discours aussi positif, alors que la plupart de vos concurrents souffrent en ce moment.

L’horlogerie a tellement à offrir et il y a tellement de gens qui ne la connaissent pas que je refuse de voir le verre à moitié vide. L’horlogerie souffre, mais ce n’est pas pour les bonnes raisons.

Par exemple?

Par exemple, tout le monde disait que l’arrivée des smart watches allait casser le marché et que les jeunes ne porteraient plus de montre traditionnelle. Cinq ans après, il s’est passé complètement l’inverse de ce que l’on annonçait. L’horlogerie est un artisanat exclusif, un vecteur de différenciation, une expérience humaine très saine et ces valeurs sont toujours là. Il faut arrêter d’avoir peur.

Peut-être l’horlogerie manque-t-elle de leader charismatique. Quelle est votre formule de management?

J’ai une capacité à embarquer mes collaborateurs, à les rallier aux objectifs.

Vous les galvanisez?

Si vous voulez. Mais surtout je le fais sur une base réelle.

Venons-en si vous le voulez bien au point chaud de votre actualité: la collection Code 11:59, lancée en début d’année et fustigée sur les réseaux sociaux. Qu’en est-il en réalité?

Le démarrage s’est bien passé et nous sommes en train d’assoir la collection. Nous avons produit 2000 pièces cette année, nous avons déjà budgété 4000 pièces l’an prochain.

Elle a donc sa raison d’être?

Absolument, elle a sa raison d’être et plus encore: plus de 50% de la clientèle est nouvelle et la moyenne d’âge est entre 25 et 35 ans.

Si je comprends bien, la Code 11:59 répond parfaitement aux objectifs de renouveler et rajeunir la clientèle?

C’est exactement le brief de départ et j’ai su que ce lancement allait fonctionner précisément le 18 décembre 2018, quand nous avons présenté le projet à tous les collaborateurs basés en Suisse: ils étaient 1200 en entrant dans la salle, ils sont sortis motivés comme un seul homme.

Est-ce que vous comprenez tout de même les critiques? Ce n’est pas la première fois qu’Audemars Piguet tentait de sortir un peu de sa dépendance à la Royal Oak et jusqu’à présent, cela n’a pas été convaincant.

Il s’agit de rendre à Audemars Piguet ce qui lui appartient. La maison a vécu beaucoup plus longtemps sans la Royal Oak qu’avec la Royal Oak et nous avons une vraie légitimité sur la montre ronde. La différence est que cette fois, nous avons fait l’exercice sans compromis.

Le timing est-il important? Était-il indispensable de revenir maintenant avec de la nouveauté?

Le timing n’est vraiment pas ce qui importe le plus. L’horlogerie est un monde construit par des hommes et des femmes qui ont des talents qui me dépassent. Mon travail est de laisser s’exprimer ces talents.

Pour le dire autrement, avez-vous dans l’idée de créer la prochaine montre iconique d’Audemars Piguet?

Franchement, qui cela intéresse-t-il? Je vais même plus loin: nous sommes tellement loin d’avoir épuisé la force de ce qui existe déjà. Je voudrais pouvoir m’adresser aux dizaines de millions de clients potentiels et leur expliquer ce qu’est l’horlogerie avant de penser à faire une nouvelle icône.

Un conseil pour les jeunes dirigeants de marque?

Osez en toute confiance. |


 

N°42
Oct.-Nov. 2019

 
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SOMMAIRE | 42
Vente directe | Seiko | Lettre à Tim Cook, Apple | Ludovic Ballouard | Grand Prix d’Horlogerie de Genève : sélection | Roamer | Michel Jordi | Ultraplat | Interview François-Henry Bennahmias, Audemars Piguet | Greubel Forsey : Handmade 1 | Le prix des montres | Akrivia & JPH | Breitling | LIP | Cartier | Chopard : Alpine Eagle | Zenith El Primero | IWC Staffel 11 | Louis Erard & Alain Silberstein | Bulgari | Moser…