PAUL GERBER | Horloger à tout faire

Le soliste virtuose de Zurich


Il a le goût du défi et aucune complication ne lui a encore résisté. Débrouillard, bonhomme, quasiment autodidacte, il pratique depuis des décennies une horlogerie de très haut rang mais sans se prendre trop au sérieux. En toute sérénité depuis sa petite officine isolée dans un coin du grand Zurich. Visite.

Pierre-André Schmitt

Elle se tenait là. La merveilleuse Schäublin 70. La Rolls Royce des tours. Elle se tenait enfin là, dans l’atelier de Paul Gerber, et bien sûr l’horloger de talent s’en réjouit. Dans le même geste, il se sentit gagné par cette grande question: «Au fait, comment ça s’utilise, un tel engin?»

L’anecdote pose le cadre: Paul Gerber a de l’humour. L’anecdote reflète aussi une réalité: on ne le penserait jamais, mais Paul Gerber est une sorte d’autodidacte. Il a bien fait un apprentissage d’horloger lorsqu’il était adolescent, mais en fait de métier il apprit en premier lieu tout ce qui est utile pour le service. Ce n’est que plus tard qu’il acheva sa formation, lui-même, et comprit comment fabriquer une montre, une montre très spéciale qui plus est.

La consécration ne tarda pas. Ainsi que l’écrivait récemment le magazine alémanique Bilanz: «Ceux qui le connaissent s’inclinent devant lui.» Car Paul Gerber passe aujourd’hui pour l’un des horlogers suisses les plus talentueux et les plus ingénieux.

A peine le Bernois se fut-il installé dans la banlieue de Zurich – son épouse Ruth en fut la cause – qu’il attira l’attention du public avec ses créations originales. Il commença avec une horloge en bois qui faisait très exactement 2,2 centimètres de haut, mais qui embarquait trois mécanismes: un mécanisme de marche, un mécanisme de percussion pour la sonnerie et un mécanisme oculomoteur – les yeux d’un petit Pinocchio bougeaient de minute en minute. La taille lilliputienne de l’horloge lui valut de figurer dans le Livre Guiness des records au rang de plus petite horloge en bois fonctionnelle du monde.

53 calibres différents

Paul Gerber vendit passablement de ces petites horloges, qu’il sculptait comme un passe-temps alors qu’il tenait encore une échoppe d’horlogerie. Lorsqu’il céda son entreprise à son apprenti parce qu’il voulait se consacrer entièrement à la création de montres, il dut abandonner ces délicieuses petites mécaniques de bois, qui ne suffisaient plus à faire tourner son affaire avec leur prix de vente plafonné à 2000 francs.

Heureusement, car Paul Gerber a développé depuis 53 calibres différents et créé quelques-unes des montres qui ont marqué l’histoire – à juste titre.

A l’exemple de la montre-bracelet la plus compliquée du monde, qui est toujours inscrite dans le Livre Guiness des records. Celui qui veut en savoir plus sur cette réalisation doit commencer par un tour dans le garage attenant à l’atelier de Paul Gerber. Là, l’horloger lui expliquera que la visite de l’atelier commence par une présentation PowerPoint, comme il est d’usage lors de toute visite d’entreprise qui se respecte. Et c’est avec le plus grand sérieux qu’il annonce cette formalité, avant que son regard s’illumine d’un éclair de malice.

Powerpoint mécanique

Paul Gerber a mis au point une présentation PowerPoint à son image, tout en mécanique: un jeu de panneaux mobiles suspendus au plafond à l’aide de chaînes. L’un de ces panneaux raconte l’histoire de la montre la plus compliquée du monde en quelques mots clés. Une histoire si jolie qu’elle mérite d’être relatée une fois encore.

Il était une fois un collectionneur. Il possédait une montre de poche équipée d’un joli mouvement réalisé par Louis-Elysée Piguet. Cette montre datait de 1892 et possédait, en plus de l’affichage des heures, minutes et secondes, plusieurs complications, une répétition minute, une grande date et une petite sonnerie. Un total de 491 composants logés dans un diamètre de 32 millimètres.

Mais le collectionneur et entrepreneur suisse Willi Sturzenegger trouvait que sa montre n’avait pas assez d’aiguilles. Il se mit en tête de pimenter un peu sa précieuse mécanique. Le premier tuning revint à Franck Muller, qui ajouta un calendrier perpétuel basé sur un module Dubois-Dépraz, ainsi qu’une indication rétrograde du mois et de l’équation du temps, un affichage du jour, de la date et du jour de la semaine. Et encore un affichage 24 heures, indication de l’année et des années bissextiles, des phases de lune et un thermomètre. La montre compta déjà 651 composants.

Huit ans sur un casse-tête

Le collectionneur en voulait plus encore et il ne restait qu’un seul horloger pour relever le défi de le faire sans modifier le diamètre de la montre: Paul Gerber. Il construisit sur mesure un tourbillon volant en conservant intact le balancier d’origine. Il lui fallut trois ans pour réaliser ce tour de génie. La montre monta à 772 composants.

Willi Sturzenegger n’était toujours pas rassasié. Il voulait maintenant ajouter un chronographe flyback à rattrapante et roue à colonne, ainsi qu’un compteur 60 minutes. Le collectionneur compléta le menu de deux réserves de marche, l’une pour le mouvement, l’autre pour le mécanisme de sonnerie, dont les marteaux devaient rester visibles.

Paul Gerber passa huit ans à résoudre ce casse-tête, qui atteignit finalement le sommet à 1116 composants.

Les compétences de Paul Gerber deviennent absolument limpides, surtout si on compare son exploit à ce qui se pratique dans le secteur automobile, par exemple. Dans une voiture, chaque fonction a son propre moteur, vitres, essuie-glace, sièges, etc. Rien de cela dans le cas du mouvement de Louis-Elysée Piguet, qui n’a jamais été équipé que d’un seul moteur et dont le concepteur n’avait pas prévu qu’il supporterait autant de fonctions.

Solex et Fiat Multipla

Et, caractéristique de l’homme qui pilote des avions modèles réduits dans son temps libre, roule en Solex et a restauré une Fiat Multipla de première génération: sa signature n’apparaît pas sur le cadran, où figure par contre le logo de Franck Muller. Il faut retourner la montre pour voir ces trois noms gravés: Piguet, Muller, Gerber.

Petit à petit, Paul Gerber trouva ainsi sa voie vers son propre modèle d’entreprise. Construisant et développant des spécialités pour des marques connues, ses contributions restant la plupart du temps anonymes. Il construisit aussi des pièces uniques et produisit de petites séries. En guise de signature, ses créations sont souvent équipées de son mécanisme de remontage automatique à triple microrotor, modèle breveté élégant comme une danse synchronisée et fonctionnellement efficiente. Il intègre aussi quelquefois son propre échappement, une ingénieuse solution de type coaxial inspirée par Derek Pratt et George Daniels. «Je voulais éliminer les forces contrariantes de l’échappement à ancre traditionnel», dit-il. Les experts considèrent volontiers que son système est techniquement très élégant.

Mais Paul Gerber n’est pas un fondamentaliste: il utilise aussi volontiers un mouvement de base industriel s’il est adapté à ce qu’il est en train d’exécuter. Ceci explique cela: il est ainsi aussi possible de trouver des montres Paul Gerber très abordables. Le modèle 42 par exemple est une montre de type pilote équipée d’un calibre Eta 2892-2 amélioré. L’horloger a juste ajouté deux spécialités: un grand affichage de la date et son système de remontage à triple microrotor en or.

Son catalogue comporte toutefois également des montres dotées de calibres purement de la main du maître, comme le modèle 33, avec phase de lune tridimensionnelle et échappement spécial Paul Gerber.

L’informatique sans dogme

Pendant longtemps le Bernois a écarté l’ordinateur de son plan de travail, le considérant comme un gadget inutile. Jusqu’au moment où il vit l’horloger Philippe Dufour se servir d’un programme de CAO et qu’il devint alors le deuxième membre de l’Académie horlogère des créateurs indépendants (AHCI) à acquérir un tel programme. Il a aussi fait partie des premiers à se servir d’un centre d’usinage piloté par ordinateur, que nombre de ses collègues indépendants diabolisaient encore – il se trouve toujours dans son garage. Paul Gerber le dit très net: il ne voit pas pourquoi il devrait se passer des outils modernes pour fabriquer de la belle horlogerie.

Une attitude qui convient parfaitement à l’homme qui, derrière sa moustache, déclare préférer se développer sur le plan de sa maîtrise horlogère que par l’expansion des affaires. Et ce n’est pas un hasard non plus si Paul Gerber a joué un rôle si central dans la mise au point de la légendaire montre MIH.

Cette montre, développée pour le Musée international d’horlogerie de La Chaux-de-Fonds, est tout à la fois un monument de purisme et un incontournable jalon technique et créatif. Ludwig Oechslin en avait conçu le calendrier annuel avec seulement neuf composants au lieu des 40 à 50 habituels. «Veux-tu les réaliser pour moi?» demanda-t-il à Paul Gerber, ce qu'il fit. Mais pas exactement comme Oechslin l'avait pensé. Il avait prévu d’utiliser un calibre de base Eta 2824 ou équivalent, que Paul Gerber jugea un peu faible pour la mission. «A certains moments, jusqu’à trois disques peuvent être déplacés en même temps», justifie-t-il. Il lui fallait donc de la puissance et il lui sembla qu’un tracteur comme le Valjoux 7750 serait mieux adapté. Et comme le calibre est un mouvement de chronographe, la montre bénéficia d’une complication supplémentaire que l'on ne perçoit pas au premier coup d’œil: le bouton poussoir à deux heures transforme la montre en chronographe monopoussoir. Un totalisateur des minutes, sautantes, est visible à travers un petit guichet à l'arrière de la montre. Et comme à son habitude, Paul Gerber se met à fabriquer la montre en petites séries.

Quand l’apprenti instruit le maître

Difficile de croire qu’il fut un temps où cet homme ne savait même pas comment fraiser un engrenage correctement. Ou qu’il se mit à douter le jour où son apprenti lui raconta tout ce qu’il venait d’apprendre à l’école sur le ressort spiral. Ce jour-là, Paul Gerber prit le téléphone, appela l'école et demanda comment il pourrait accompagner son apprenti si lui-même en savait si peu sur le sujet. Et de décider alors de retourner sur les bancs de l’école, tous les lundis. «Au moins un jour par semaine, il y avait un apprenti intéressé», plaisante Ruth, sa femme.

Depuis quelque temps déjà, Paul Gerber retourne une partie de ce qu’il a appris en donnant des cours, également sur les techniques de galvanisation, de rhodiage, de polissage, l’anglage ou l’art de satiner certaines parties du mouvement. Ces cours durent trois jours et sont donnés à un maximum de trois participants à la fois. Chaque candidat assemble une montre, sur la base d'un calibre Unitas fortement modifié. Le pont de balancier, par exemple, est reconstruit de A à Z. L’échappement aussi est assemblé entièrement par les participants et la montre est réglée à la main.

Et le calme Bernois ne tolère aucune objection sur la difficulté de l’épreuve. «Il n’y a pas besoin de dire aux participants que c’est compliqué. Il suffit de leur expliquer comment le faire.» Après, ça va tout seul. |


 

N°34
Décembre 2018

 
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SOMMAIRE | 34
Lettre à Nick Hayek | Pierre-Yves Donzé : France vs Suisse | Olivier Gamiette | Nomos | Fonds ouverts | Paul Gerber | Dubois & Fils | Citychamp | Breguet | Amrein | Sandro Frattini | Roventa Henex | Interview Vartan Sirmakes, Franck Muller…


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