CHRONOPASSION | Détaillant erratique à Paris

»Je vends des jouets, ça m’amuse. Mais franchement, je me demande si l’horlogerie a un avenir


Laurent Picciotto est devenu détaillant indépendant par conviction. Il a assisté la renaissance de l’horlogerie de création dans les années 1990. Il a brillé pendant la bulle des années 2000. Il s’imagine parfois en dernier de son espèce.


Etienne Marchand

Ce jour-là, le 271 de la rue Saint-Honoré était en chantier. Les tourniquets à montres pour multimillionnaires qui illuminent les petites vitrines de Chronopassion ne tournaient pas et côté trottoir on accrochait de nouveaux volets d’acier. Une saynète ordinaire dans ce Paris corseté par les gilets jaunes. Laurent Picciotto, détaillant mythique, compagnon de la renaissance horlogère à la fin des années 1980 et copilote de la nouvelle horlogerie des années 2000, jette le regard d’un amant désamouré sur sa capitale débondée: «On se disait, quoi qu’il arrive, qu’il y aurait toujours des touristes à Paris. Mais le business est mort parce que ceux qui ne viennent plus, ce sont précisément nos clients.»


»Paris est un marché de redistribution» où les affaires se font avec des étrangers de passage, «ce qui complique encore le jeu. – Laurent Picciotto, Chronopassion


Les gilets jaunes manifestent depuis novembre dernier et occupent la rue chaque samedi. Mais même en semaine, le flux des visiteurs «n’a pas la densité habituelle». Paris privé de sa sève, car «Paris est un marché de redistribution» où les affaires se font avec des étrangers de passage, «ce qui complique encore le jeu». Alors Laurent Picciotto travaille sa clientèle à distance, online, depuis son bunker rock au sous-sol de sa boutique.

Calé derrière son bureau d’Ali Baba, vapoteur et Samsung en mains, un œil sur les écrans de surveillance, l’autre sur le laptop, Laurent Picciotto déroule son histoire fleuve. Il a 27 ans lorsqu’il ouvre Chronopassion, en 1988. Il n’a pas fait d’études supérieures et il a déjà dix ans de vie professionnelle derrière lui: un peu de banque, un pied chez les pionniers du compact disc, un peu d’immobilier. «Je n’avais aucune idée du retail, sauf ce que je n’appréciais pas.»

Cet apprentissage en négatif commence ce jour de 1974 où son père entre dans une boutique parisienne pour y acheter sa Royal Oak. Laurent a 12 ans. Le portier en livrée, les vendeurs en smoking, l’ambiance «ni fun, ni cool». Il découvre une vision du luxe qu’il éborgnera plus tard: «J’ai gardé ce sentiment étrange, mon père s’offrant un jouet dans une chapelle funéraire.» 25 ans plus tard il se lance: «J’ouvre Chronopassion à mon idée. Et on verra bien.»


»Je n’avais aucune idée du retail, sauf ce que je n’appréciais pas. – Laurent Picciotto, Chronopassion


Son postulat à l’époque est complètement marginal – il l’est toujours. Il ne veut pas «faire des marques» mais sélectionner des produits qui l’intéressent. Il est comme le fleuve Colorado découvrant le désert d’Arizona. En ce temps-là, l’horlogerie est dans une configuration dramatique, confinée aux rayons arrière de joailliers généralistes. C’était avant que la mutation s’engage et que ces mêmes joailliers mettent l’horlogerie à l’avant de leurs vitrines. Sans rien n’y connaître, pique Laurent Picciotto: «Comme si je vendais de la joaillerie!»

Sa main vibre. Il tire une taffe et dégaine son clavier. Duel d’emails. L’œil glisse sur les caméras de la boutique. Derrière les vitres, on s’affaire au rideau d’acier. Demain, c’est le 1er mai, on annonce du grabuge. La préfecture a été claire: tant pis pour ceux qui ne se protègent pas.

Sans tourner la tête, Laurent Picciotto reprend le fil. Les deux premières années il fonctionne en mode monomarque et mise tout sur Gérald Genta, dont les créations confidentielles sont les plus chères du marché. Dès 1991, il s’ouvre aux institutionnels et aborde quelques indépendants. La formule trouve son public et il reçoit tout de suite des demandes de customisation: Laurent Picciotto commence sans le savoir sa carrière d’avocat de la clientèle, dont il défendra les désirs, parfois avec les fabricants, parfois contre.


»Je ne suis complice d’aucune marque, mais j’ai toujours l’impression d’être actionnaire de ceux que je représente. – Laurent Picciotto, Chronopassion


Chronopassion n’est alors qu’une galère, le détaillant, monolithique, est dominé par ses convictions et il achète plus qu’il ne vend. «Mes succès, mes échecs… tout était construit sur la même manière de faire, la même procédure.» Mais il tient sa ligne et la fréquence de ses succès éponge les déboires. Avec le recul, ses choix se sont avérés les bons: tous les indépendants mainstream de la haute horlogerie actuelle ont fait leurs premiers pas chez lui, MB&F, Urwerk, Richard Mille, HYT, Ressence, etc. «Mais il n’y a pas de vérité, dit-il. Tout dépend d’eux. Ce n’est pas parce qu’ils ont un succès un jour qu’ils parviennent à entretenir la flamme. Il n’y a pas rien de définitif. Ce sont les objets qui déclenchent les convictions, mais ce sont les hommes qui font les marques.» 

Le cœur de l’affaire est la relation de proximité qu’il parvient à nouer avec les fabricants, les institutionnels comme les indépendants. Car Laurent Picciotto a ses idées et ses idées débouchent souvent sur des séries spéciales qui deviennent parfois des succès commerciaux. «Je vais au bout du produit, à un niveau que la plupart des détaillants n’atteignent pas. Je ne suis complice d’aucune marque, mais j’ai toujours l’impression d’être actionnaire de ceux que je représente. Je peux faire des erreurs, mais je les fais de bonne foi.» 

Ses prises de risques lui ont plutôt souri, mais le pari est en train de virer au jaune. Samedi prochain, nouvel acte, nouvelle mobilisation dans la rue. Les nouveaux volets seront clos mais le feu est aussi dans la maison: toute la distribution horlogère est à genoux. La vraie question, dit-il, est de savoir s’il y a encore un avenir pour l’horlogerie: «Est-on dans une mutation définitive? N’est-ce qu’un changement de cycle?»

La seule certitude est que la configuration a diamétralement changé et pour l’instant le détaillant n’arrive pas à faire le tri, il jette tout en vrac: Apple, la logique économique planétaire des marques, le luxe qui a viré au mass market, Audemars Piguet et Richard Mille qui se retirent de la distribution. Il évoque surtout la rupture brutale du paradigme moteur, le réflexe du «il me la faut» qui a entretenu la bulle pendant 15 ans. Et la fin du régime statutaire de la montre, qui apparaît aujourd’hui comme une vaste intoxication.

Dans ce paysage foutraque, les gilets jaunes ne font que rajouter au trouble, comme les invités venimeux d’un bal sans orchestre qui se tient tous les samedis. Même là, Laurent Picciotto avait été précurseur: depuis longtemps il n’ouvre plus le samedi, trop de passage, trop de curieux qui rebutaient la vraie clientèle. Mais la flamme n’est pas éteinte et le mot de la fin n’est pas encore écrit: «Je vends des jouets, cela m’amuse. Et tant que cela m’amuse, je continuerai.» |


 

N°38
Mai-Juin 2019

 
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