BLANCPAIN | Mi-2019: Vers une année record

»Il faut savoir être déterminé

Lorsqu’il prend la direction de Blancpain, en 2002, la marque faisait 10 fois moins de montres qu’aujourd’hui et l’image était centrée sur la montre classique à complication. La Fifty Fathoms a permis de connecter Blancpain avec son temps en anticipant toutes les valeurs les plus actuelles: technique, sport, bienfacture et écologie.


Interview Stéphane Gachet

WATCH AROUND: Comment s’est déroulé l’exercice 2018 et comment 2019 se présente-t-il? 

MARC HAYEK: Nous avons connu une année record en 2018, avec les ventes les plus fortes jamais enregistrées de toute notre histoire. 2019 est un peu moins euphorique, mais nous sommes en croissance par rapport à 2018 – qui est un comparatif particulièrement exigeant – donc nous nous acheminons vers une nouvelle année record.
La seule différence notable entre les deux exercices est le switch entre Hong Kong et la Chine: Hong Kong a flambé en 2018 et cette année, c’est la Chine qui flambe.

Et le reste du monde? 

Les Etats-Unis se sont bien comportés en 2018, avec une bonne croissance, et nous sommes encore un peu mieux cette année. En Europe, le marché s’est plutôt bien tenu également. Y compris en France, où les affaires ont continué à être soutenues par le tourisme chinois et n’ont pas été aussi mauvaises que ce que l’on aurait pu attendre. Sans oublier la Grande-Bretagne, qui continue de profiter du tourisme et de la pression sur la livre. 

La clientèle chinoise et le tourisme restent donc au cœur de la croissance globale. Est-ce exact?

C’est exact. Le travel retail a toujours eu une grande influence. Je le constate depuis que je suis arrivé chez Blancpain et l’influence du tourisme est particulièrement forte en Europe, Suisse en tête. Historiquement, la clientèle japonaise a été très forte, les Russes également, mais aujourd’hui la clientèle chinoise est clairement celle qui a le plus d’influence.

Peut-on mesurer l’importance du tourisme d’achat par rapport à la clientèle locale?

Le ratio est toujours difficile à estimer, mais il est clair que sur certaines zones, le tourisme est largement dominant, en Suisse par exemple. Ceci dit, nous nous efforçons aussi de développer la clientèle locale, avec de beaux succès. Nous étions sous-représentés en Grande-Bretagne par exemple et nous sommes parvenus à renforcer notre notoriété. Nous avançons en Allemagne. En France, nous enregistrons aussi de belles performances dans les villes secondaires, où la clientèle locale domine. De manière surprenante, nous y enregistrons de la croissance soutenue même lorsque le contexte global est difficile. Bien entendu, avec le mouvement des gilets jaunes , tout le pays est touché…

Il ne faut donc pas négliger la clientèle locale, contrairement à l’idée reçue.

Il est très important de comprendre comment fonctionne le marché local, de comprendre comment il est possible de dialoguer avec cette clientèle et d’investir en conséquence.

Il n’est ainsi plus seulement question de stratégie marketing par pays, mais aussi par clientèle. Vous ai-je bien compris?

C’est cela: dans un même marché, il peut y avoir plusieurs réalités. Il faut une stratégie globale, sur les produits, sur l’image de la marque et la distribution, mais réagir de manière rapide et ciblée selon la clientèle: suivre les flux touristiques et investir sur la clientèle locale.

Comment faites-vous pour gagner en réactivité? Agissez-vous sur les flux de production et le stock?

Non. Nous ne touchons pas à la production. Nous vivons dans un monde où tout est devenu plus rapide, plus immédiat, mais pour l’horlogerie ce phénomène reste moins extrême que pour d’autres industries. Le business global reste finalement assez stable: les marchés sont devenus des vases communicants.

Un exemple concret?

En Grande-Bretagne par exemple, le Brexit a changé brutalement les paramètres et nous avons dû adapter rapidement la stratégie en attribuant plus de produits et en ajustant finement les références par clientèle, entre les touristes chinois et les locaux. Il est impératif d’avoir les bonnes pièces dans le pays si vous ne voulez pas rater la rotation des stocks. Et bien sûr il faut ajuster en parallèle les investissements marketing: inutile de se renforcer dans les aéroports si vous ciblez la clientèle locale. Résultat: nous avons multiplié notre chiffres d’affaires par cinq ou six au cours des trois dernières années.

Diriez-vous que l’accélération est ce qui a changé le plus radicalement depuis votre arrivée à la tête de la marque?

C’est un paramètre déterminant. A mon arrivée, Blancpain faisait entre 3000 et 4000 montres par année, nous sommes aujourd’hui entre 30'000 et 40'000. Il est donc décisif de réagir vite, d’avoir le bon produit au bon endroit et d’avoir la bonne présence sur le marché.

N’y a-t-il pas un risque de jouer sur le court terme?

La réactivité est devenue un élément de la vie courante, tout va plus vite et nous devons aussi réagir vite sur les flux de stocks et les investissements marketing. Mais nous ne pensons jamais court terme, nous ne prendrons jamais une décision stratégique sur la base d’une monnaie ou des ventes immédiates d’un certain produit. La base de la marque ne doit jamais être déstabilisée.

Les moyens technologiques actuels rendent-ils la compréhension du marché plus facile?

Il y a toujours plus d’informations, qui circulent toujours plus rapidement, mais paradoxalement, la vue sur le marché est aujourd’hui peut-être moins claire qu’auparavant. Cela n’est pas directement lié à la technologie, mais le fait est que je suis surpris d’observer des changements que je pensais impossibles. La réalité du monde n’est plus aussi claire et stable qu’elle a pu l’être.

Par exemple?

Je n’aurais jamais cru assister à de tels bouleversements géopolitiques, comme l'élection de certains présidents à la tête de grandes puissances. Le marché chinois est un autre exemple: nous voyons aujourd’hui que la Chine n’est pas qu’un lieu de production de biens bon marché, ils créent aussi des marques fortes centrées sur la qualité. Ceci dit, il faut savoir être têtu de temps en temps et résister à ces changements rapides.

Comme lorsque vous avez relancé la Fifty Fathoms?

Exactement. Le premier modèle est sorti en 2003, la ligne a été lancée en 2007. Le grand bouleversement à ce moment-là était l’expansion de la clientèle chinoise et je savais que la Fifty Fathoms n’était pas un produit qui allait répondre immédiatement aux attentes des Chinois. Mais j’avais la conviction que Blancpain en avait besoin et je suis resté sur mon idée. Le résultat a dépassé nos attentes: 10 ans après le premier modèle, la Fifty Fathoms ne représentait que quelques pour-cent des ventes. Aujourd’hui, la ligne compte pour un tiers de notre chiffre d’affaires et pour un quart des ventes réalisées en Chine.

Restons sur la Fifty Fathoms si vous le voulez bien. Pouvez-vous en détailler l’accélération, surtout depuis le lancement de la Bathyscaphe en 2013, plus abordable et plus jeune sans doute?

En effet, les deux se nourrissent et nous avons connu une forte accélération avec la Bathyscaphe. J’ai lancé le modèle en voulant être agressif sur les prix pour attirer une clientèle plus jeune et c’est ce qui s’est produit. Selon les données que nous enregistrons dans nos boutiques, nous avons réussi: en 2016 notre clientèle était à plus de 60% entre 45 et 55 ans, en 2018, 80% ont moins de 45 ans. Avec la Fifty Fathoms nous étions en avance sur la vogue du vintage, à quoi se sont ajoutés le pricing de la Bathyscaphe et le message pour la planète et la génération future. C’est la preuve qu’il faut savoir être déterminé.

D’autant plus qu’en 2003, la relance de Fifty Fathoms apparaissait comme une rupture avec dix ans de reconstruction sur le thème de la grande complication, dans la suite de la fameuse 1735.

Je ne l’ai pas vécu comme une rupture mais comme un complément. Blancpain a une face classique et une histoire dans la course à la grande complication des années 1990 – et nous allons continuer à en faire.

Si ce n’est pas une rupture, en quoi est-ce complémentaire?

La complication s’est toujours bien vendue, les tourbillons en particulier, mais la demande sur ces spécialités est très volatile. Pour grandir, nous avions besoin d’une plus grande base que notre ligne Villeret. Quand j’ai découvert l’histoire de la Fifty Fathoms, j’ai compris qu’elle devait devenir un pilier. Elle était là, complètement endormie, et j’y croyais.

Jusqu’à devenir votre best-seller. Le secret de l’icône horlogère serait-il dans la persévérance?

La persévérance est un des points importants et s’il existe un véritable lien avec la marque, s’il y a une légitimité, il est plus facile de faire preuve de patience. Il ne sert à rien d’aller trop vite. L’erreur est de se laisser porter par une tendance: il existe peu de pièces iconiques qui soient nées d’un effet de mode. Quand on croit à quelque chose, on est souvent un peu en avance.

La vraie question est donc votre troisième ligne, L-Evolution, qui est, elle, née du hype de la montre technique et ostentatoire du milieu des années 2000, avec une image construite sur le sport automobile très décalée par rapport à votre engagement pour les océans. Quel avenir a-t-elle?

Le sport mécanique a donné une visibilité à la marque, mais vous avez raison, cette ligne est née d’une tendance, elle n’est pas dans notre ADN et nous sommes en phase out sur L-Evolution et nous allons l’arrêter à terme. Nous avons mené un partenariat de dix ans avec le sport automobile. C’était important, mais ce n’est pas notre futur: cela ne deviendra jamais un best-seller et le monde a changé. Le défi pour le futur, c’est l’environnement. 

Vous allez donc vous concentrer encore d’avantage sur la Fifty Fathoms et les océans?

La montre classique représente encore plus de la moitié de nos ventes, mais la ligne stratégique principale sera Fifty Fathoms. Le message ira d’ailleurs au-delà de la mer, c’est toute l’écologie qui est concernée, toute la planète. Une évolution naturelle, qui reflète aussi l’engagement du groupe – nous avons créé une task force dédiée à la question environnementale, de la gestion énergétique jusqu’aux emballages – et de Belenos en particulier (l’entité en mains de la famille Hayek qui développe des batteries pour la mobilité propre, ndlr). J’y apprends beaucoup et cela influence aussi Blancpain. Ce sont de vraies valeurs, c’est un esprit qui anime la marque et dont le marketing n’est que l’expression.

Vous surprenez en disant que la ligne classique, Villeret, compte encore pour plus de la moitié des ventes.

Fifty Fathoms représente environ le tiers des ventes. La montre féminine représente un cinquième, dont une grande partie sur la ligne Villeret. Les classiques hommes montent à près de 40%, donc Villeret pèse plus de la moitié des ventes au total. Sur quelque 250 références actives, plus de la moitié sont des Villeret. Et c’est juste ainsi: nous n’allons jamais diluer Fifty Fathoms ni Bathyscaphe en introduisant trop de complications. Ce qui n’empêche pas que la ligne classique a été entièrement remise à jour ces dernières années.

C’est-à-dire?

Nous avons effectué un facelift sur toute la gamme et nous avons changé les formats de boîtes, qui étaient auparavant toutes à 38 millimètres et que nous fabriquons aujourd’hui en 40 et en 42 millimètres. Nous continuons de développer cette ligne, mais l’effort marketing est concentré sur Fifty Fathoms.

N’est-ce pas contradictoire de focaliser l’image d’une marque classique sur un modèle sport?

Au contraire, Fifty Fathoms est le modèle qui représente le mieux l’univers de Blancpain. Toute notre philosophie est présente, le savoir-faire, la technologie, l’innovation, les valeurs, ce sont simplement les codes esthétiques qui sont différents.

Prenons du recul: que serait Blancpain sans le Swatch Group?

Elle ne serait certainement pas la même sans le groupe.

Mais y a-t-il une complémentarité avec les autres marques, en particulier celles qui se trouvent sur les mêmes segments de prix, comme Blancpain et Breguet?

Nous avons toujours pensé qu’il était possible d’intégrer des marques concurrentes sur les prix pour autant que les marques soient bien distinctes les unes des autres et nous avons toujours pensé qu’il fallait maintenir un peu de concurrence à l’interne pour s’obliger à développer des différences au-delà du marketing, par le know-how, par les métiers.

Qu’en est-il de la manufacture? En moins de dix ans vous avez développé 26 calibres. N’est-ce pas exagéré?

Au contraire, nous allons encore accélérer.

C’est-à-dire? Combien de nouveaux calibres prévoyez-vous par année?

Il ne s’agit pas d’imposer un rythme, on ne peut pas planifier ce que nous allons trouver. Nous menons en permanence plus d’une vingtaine de recherches, sans savoir quand elles seront commercialisées. L’accélération n’est pas seulement destinée à Blancpain, nous avons repris les développements pour d’autres marques, pour Jaquet Droz, pour Harry Winston, ce qui signifie que nous allons faire plus de mouvements intégrés et un peu moins de modules additionnels.

Vous retrouvez un peu de la vocation initiale de la manufacture Frédéric Piguet, que Blancpain a intégrée en 2010 et qui approvisionnait auparavant plusieurs marques du groupe, dont Omega.

Historiquement, c’était aussi la vocation de Blancpain, qui a été un développeur de mouvements très important et qui fabriquait beaucoup pour les tiers. Il y a une vraie légitimité de le faire à nouveau.

Qu’en est-il de la notion de «pôle luxe», qui a été beaucoup évoquée mais dont on n’entend plus parler?

En réalité cela a plutôt été l’inverse: l’idée d’un pôle luxe est surtout apparue dans la presse et maintenant que plus personne n’en parle, c’est en train de devenir une réalité au sein du groupe.

Vous avez pourtant abandonné la direction opérationnelle de Breguet et de Jaquet Droz.

L’idée n’a jamais été de garder ces trois marques, ce n’est pas faisable sur le long terme. En revanche, nous commençons à penser pôle luxe, pas pour trouver des synergies, mais pour rationaliser le day to day, pour éviter de prendre des décisions contreproductives sur les marchés. Avec l’arrivée d’Harry Winston, nous commençons à être assez grand pour développer des outils de gestion informatique spécifiques, par exemple.

Prenons un peu de hauteur maintenant. Faites-vous partie de ceux qui doutent que l’horlogerie ait un avenir et qui pensent que l’industrie fait face à un irrévocable déclin?

On a tous des moments de doute, dans la vie et dans les affaires, mais je ne vois pas notre avenir si compromis, surtout pas pour Blancpain. Je ne vois pas de raison de croire à la fin de l’horlogerie. La montre connectée a beaucoup fait parler, mais on s’aperçoit aujourd’hui que ce n’est pas un produit de remplacement. Je ne pense pas non plus qu’un marché aussi important que la Chine disparaisse. Tant que je ne cède pas aux décisions stratégiques de court terme, je suis assez à l’aise pour le futur. |


 

N°39
Juin-Juillet 2019

 
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SOMMAIRE | 39
Lettre à Pierre-André Bühler, ETA | 1983 : création de Swatch Group | Porsche Design | Salanitro | Interview Marc Hayek, Blancpain | École d’horlogerie de Genève | Musée Bayer Zurich | Bastien Chevalier | Corum & Vincent Perriard | Graff & Emmanuel Gueit | Ressence | Haute fréquence | Montblanc & Minerva | Interview Davide Traxler, Parmigiani…