AKRIVIA & JHP | Premier apprenti boîtier du millénaire

Retour de l’artisan horloger complet au coeur de Genève


L’un est maître ès boîtes de montres compliquées réalisées à la main. L’autre est horloger prodige. Ils s’associent pour faire revivre un métier oublié. Un peu par conviction. Mais surtout par pragmatisme: faire ses boîtes en pièce à pièce permet d’être plus créatif, plus réactif, plus qualitatif et parfois plus concurrentiel que la production de série.

Stéphane Gachet

«Nous ferons une boîte à la main, sans intervention mécanique, comme je l'ai appris en 1959.» Jean-Pierre Hagmann, 78 ans, lance un regard à Rexhep Rexhepi, 32 ans, comme pour sonder la confiance de son pupille. Sans doute le même regard que Jean-Pierre Hagmann a lancé à la dizaine d’apprentis qu’il a formés au cours de sa longue carrière.

Rexhep Rexhepi, fébrile comme un jour de fiançailles, ne cache pas son exaltation à l’idée d’apprendre un nouveau métier et d’apprendre ce métier avec le virtuose de la spécialité. Jean-Pierre Hagmann, détendu dans son vieux t-shirt, retrouve sa jeunesse à se tenir là, au milieu d’un atelier flambant neuf, au cœur de la vieille ville de Genève, son nom en lettre dorée sur la grande vitrine voutée. Ses yeux font des étincelles derrière ses lunettes un peu tordues et dans sa tête il taille déjà les blocs de titane, il voit ses burins s’enfoncer dans les copeaux, il visualise toutes les étapes jusqu’à la boîte finie, comme un pilote vétéran qui franchirait un col de haute montagne pour la millième fois au guidon de sa vieille Norton.

Rien ne prédestinait les deux hommes à se rencontrer, mais tout les lie. Ils ont le même sens de la bienfacture, la passion du travail, de volonté de créer, d’améliorer, d’apprendre au présent. Ils sont engagés dans une marche anachronique qui marquera peut-être le futur de l’horlogerie indépendante, mais c’est le passé qui les a réunis.

C’est un projet à plusieurs dimensions. Il y a premièrement l’aspect patrimonial, la transmission d’un métier oublié, d’un savoir-faire relégué au musée par la digitalisation. A Genève – et sans doute partout ailleurs – la formation de bijoutier-boîtier n’existe plus depuis longtemps. Jean-Pierre Hagmann a lui-même formé et examiné le dernier apprenti de la spécialité, en 1974. Rexhep Rexhepi devient donc, de fait, le premier apprenti boîtier du XXIe siècle.


»Si l’on pense à long terme, toutes les réponses sont là. Je me mets à la place du client et je comprends parfaitement ce qu’il attend. Une montre, c'est un tout, un mouvement, un cadran et une boîte. – Rexhep Rexhepi


Pour le jeune horloger, l’enjeu va au-delà de la beauté du geste, car au-delà de la survie du savoir-faire, maîtriser la fabrication de boîtes à la main – sans centre d’usinage à commande numérique – est tout à la fois une manière de déverrouiller la créativité et une manière de répondre au plus élémentaire rationnel économique. Pour deux raisons, explique Rexhep Rexhepi:  primo, il est illogique de produire des composants en série quand la production annuelle ne dépasse pas la quarantaine de montres, secundo, une boîte faite à la main nécessite moins de matière première au départ, donc moins de capital immobilisé.

L’intégration de ce nouveau métier est surtout un moyen de renforcer l’autonomie de l’entreprise. En matière de maîtrise du savoir-faire, de flexibilité – avec la possibilité de répondre à des demandes spéciales en toute souplesse – de réactivité, de créativité et, in fine, de qualité. Toutes des notions centrales pour l'acheteur final que l'approche industrielle met en réalité à distance: les boîtes ne sont pas seulement dessinées selon les intentions du créateur, mais aussi en fonction de la machine qui va l'exécuter et des choix de l’opérateur, qui impose en fin de compte des limites techniques aux choix esthétiques. Plus encore, les prototypes et les itérations coûtent si cher que la production est vite lancée en série, laissant peu de place à l'évolution des produits ou aux exécutions personnalisées à la demande du client. Sur une production limitée et haut de gamme, la fabrication pièce à pièce présente passablement d’avantages. «Si l’on pense à long terme, toutes les réponses sont là. Je me mets à la place du client et je comprends parfaitement ce qu’il attend. Une montre, c'est un tout, un mouvement, un cadran et une boîte, dit encore Rexhep Rexhepi. J'ai envie de me développer dans tous ces domaines et concernant les boîtes, je ne sais pas comment je pourrais le faire mieux qu'avec Jean-Pierre Hagmann.»

Les premières boîtes sont déjà sorties de l’atelier et dorénavant toutes les nouveautés seront fabriquées ici, dans ce petit local sobre de quelques dizaines de mètres carrés, avec pour principaux outils un tour Schäublin 120 et un banc à étirer, que complètent une station de polissage, une station de taille des outils de coupe et un établi. Avis, ils sont encore à la recherche d’une pointeuse de précision, idéalement une SIP MU 214.

«Je n’osais pas l’appeler.» Rexhep Rexhepi y pensait depuis un moment, mais il a mis un peu de temps avant d’oser franchir le pas. «Puis-je venir vous trouver?» Demanda-t-il au téléphone, pour s’entendre répondre: «Non, c’est moi qui vais venir!» Et c’est devant le travail déjà accompli par l’horloger que Jean-Pierre Hagmann a compris qu’il avait affaire avec un praticien aussi jeune que sérieux et surtout une vraie force de travail. «En réalité, sans le chercher, c’est exactement ce que je cherchais: une maison où mon expérience serait utile, et quelqu’un à qui la transmettre.»

Il avait cru avoir trouvé il y a cinq ans, lorsque Vacheron Constantin l’a appelé pour l’engager comme formateur et lui racheter l’ensemble de son atelier, tous les outils avec lesquels il a œuvré en indépendant pendant 35 ans et avec lesquels il a réalisé quelques-unes des boîtes les plus compliquées qui aient jamais été réalisées à la main. «Je suis le plus grand fabricant de boîtes de répétition minute au monde... j'en ai fait plus de 1000.» Quelques années plus tard, une fois les services rendus à la grande manufacture genevoise, il reprend le cours de sa retraite, mais sa faim de transmettre le métier n’était toujours pas assouvie.

La rencontre des deux hommes est un roman, une saga, une tranche de vie telle qu’on en rencontre que dans l’horlogerie suisse. Rexhep Rexhepi n'en revient pas lui-même. Il se pince et jette un regard dans le rétroviseur pour être certain de ne pas être sorti de la route: enfant de réfugiés kosovars devenu fleuron de l'horlogerie de tradition, consacré, célébré, courtisé, primé au Grand prix d’horlogerie de Genève (Watch Around N°28), qui ouvre un atelier avec le plus fameux des artisans boîtiers de la planète pour en devenir l'apprenti. 

Car Jean-Pierre Hagmann est lui aussi une célébrité, reconnu pour sa virtuosité par les passionnés de montres vraiment exceptionnelles, qui traquent son monogramme sur les boîtes comme le trophée ultime. Une figure mondiale de la discipline, qui fut aussi l’un des piliers de la renaissance de l’horlogerie mécanique de haut vol en Suisse dans les années 1980. Ce sont ses mains qui taillèrent le premier tonneau cambré de Franck Muller et donnèrent un toit à certaines des plus grandes complications, signées Patek Philippe notamment.

Comme sorti d’un autre temps

Il a maintenant 78 ans et il ne s'est pas arrêté un seul jour depuis le début de son apprentissage, achevé à la fin des années 1950. S’il a aligné les trophées au cours de sa carrière, sa vraie gloire est d'avoir donné des leçons de simplicité à tous les magnats de l'horlogerie, à toutes ces maisons de prestige qu'il a servies en bon artisan, seul avec ses burins, son banc à étirer, son tour Schäublin et ses limes, sans strass et sans stress. Toujours plus seul d'ailleurs, à mesure que défilaient les décennies qui ont chacune porté leur estocade à un métier en voie de disparition. D'abord le grand choc des années 1970, puis l'uppercut fatal de la numérisation et des centres d'usinage assistés.

Tant et plus qu’il voyait son savoir-faire définitivement enterré. Pourtant, en ce beau jour de mi-septembre 2019, tout a refleuri. Vieille ville de Genève, il est debout dans la rue et contemple son nouvel atelier, derrière la grande vitre qui porte son monogramme, un grand "H" entouré d'un "J" et d'un "P", comme sur les boîtes qu'il a réalisées tout au long de sa vie. Et Jean-Pierre Hagmann n'est pas seul cette fois sur la photo, il y a un jeune homme à son côté: le maître et son apprenti.

Dans le petit atelier vitrine du vieux Genève, on sent le souffle d’un temps qui revient de loin. Il n'y a aucun instrument lourd. Les machines tiennent sur des tables, quelques centaines de kilos de fonte au plus. Les postes de travail sont alignés avec précision. Tout est neuf, mais troublant d'anachronisme, comme ce banc à étirer rutilant que l'on croirait sorti d'un catalogue de vente d’un autre siècle.   

Ce qui donne vraiment le vertige, c'est la sobriété, la simplicité des moyens. Jean-Pierre Hagmann ouvre un tiroir métallique et pointe quelques barres d'acier. Ce sont ses outils de coupes, ses burins. Il y en a six en tout et pour tout, ils ont chacun un profil particulier, chacun une fonction. Il sait parfaitement laquelle, il les a fabriqués lui-même sur la petite station de taille posée à côté du tour où ils serviront à entailler le bloc de métal. Il montre les posages en laiton dur qu'il est en train de terminer pour la boîte sur laquelle il travaille en ce moment. Les plans sont sur la table, dessinés au crayon à l'échelle 1:10 sur du papier millimétré: «Je redessine tout à la main. Quand je fabrique, je modifie des choses. Je visualise. J'amène une autre façon de faire.»

C'est tout cela, les gestes et le reste, que Rexhep Rexhepi devra comprendre, intégrer, ingérer. Quelles que soient les difficultés, il n'y a plus de retour possible. La partie est engagée. Toutes les nouvelles boîtes sortiront de cet atelier et bientôt toutes les collections. Et ce n'est que le début, car se distancier de la logique industrielle ouvre une infinité d'autres voies à explorer. Pourquoi pas jusqu'à la métallurgie, jusqu'à la science des alliages, pour remettre en course des techniques et des pratiques que la production standardisée a oubliées.

Faire une boîte, c'est d'ailleurs plus qu'un métier, c'est de l'alchimie dit Jean-Pierre Hagmann, l'art de transformer la matière en la respectant. L'art d'appliquer des règles incontournables qui ne sont transcrites dans aucun manuel. L'art de transformer ces règles, de les enrichir et «d'inventer le futur avec des gestes du passé». |


 

N°42
Oct.-Nov. 2019

 
GZ42.jpg

SOMMAIRE | 42
Vente directe | Seiko | Lettre à Tim Cook, Apple | Ludovic Ballouard | Grand Prix d’Horlogerie de Genève : sélection | Roamer | Michel Jordi | Ultraplat | Interview François-Henry Bennahmias, Audemars Piguet | Greubel Forsey : Handmade 1 | Le prix des montres | Akrivia & JPH | Breitling | LIP | Cartier | Chopard : Alpine Eagle | Zenith El Primero | IWC Staffel 11 | Louis Erard & Alain Silberstein | Bulgari | Moser…


À VOIR AUSSI:
Lien vers Akrivia