Calibre 11 | Industrie et mutualisation des risques en 1969

Le chronographe automatique modulaire qui a tant appris à l’industrie


Le Calibre 11 a fait partie de la grande course au chronographe automatique de série. Mais il a été beaucoup plus. Modèle de mutualisation des risques. Modèle de maîtrise des coûts. Modèle d’industrialisation. Et ouvreur de voie à toutes les conceptions modulaires.

Stéphane Gachet

Les exégètes n’ont pas fini d’en débattre. Les directeurs marketing n’ont pas fini d’accommoder cette histoire à leur sauce. Peu importe en réalité qui de Zenith, de Seiko ou de Heuer a mis sur le marché le premier chronographe automatique de série, ce n’est finalement qu’un effet d’annonce, les trois concurrents ont tous mordu la ligne de départ en même temps, il y a 50 ans.

La seule thèse qu’il faudrait défendre en réalité est que cette année 1969 a profondément marqué l’évolution de l’industrie horlogère et que cette année-là le chronographe a gagné la plus haute marche d’un podium dont il n’est jamais descendu: Omega et la Moonwatch, El Primero et la Rolex Daytona, Calibre 11 et la Heuer Monaco.

Avant cette année 1969, le chronographe résistait à la modernité: personne n’avait encore réussi à industrialiser un calibre chronographe automatique. Le chronographe demeurait ainsi comme un bastion de la tradition, une complication très horlogère, l’affaire exclusive des régleurs et surtout des régleuses spécialisées qui occupaient une place à part dans les manufactures avec prime à la complexité.

Le chantier du Calibre 11 a été ouvert dans ce contexte. La difficulté était bien réelle, souligne Pierre Dubois, directeur de Dubois Dépraz à la vallée de Joux: «Le chronographe nécessite beaucoup de puissance et tout le monde pensait qu’il serait impossible d’obtenir cette puissance avec un calibre automatique.» Le défi pour les marques était d’y arriver en premier et 1969 fut l’aboutissement de cette course folle. Il fallait innover et toutes les voies ont été explorées. «Ce n’est pas un hasard si les solutions ont été si différentes les unes des autres», pointe Pierre Dubois.

L’histoire du Calibre 11 est connue: un consortium réunissant un fabricant de mouvements, Büren, un développeur, Dubois Dépraz, et deux marques, Heuer et Breitling – Hamilton les rejoindra en cours de route, après le rachat de Büren en 1966. La particularité du calibre est également connue, et visible: couronne à gauche et poussoirs à droite. Une singularité dont Heuer avait fait un argument marketing, prétextant que la couronne avait été placée à neuf heures, donc inaccessible, pour bien montrer qu’il n’y avait plus besoin de remonter la montre.

Ce que l’on mesure moins facilement est l’importance du Calibre 11 dans l’avènement du chronographe modulaire – et des complications modulaires en général – dont Dubois Dépraz a été le chef de file. Le Calibre 11 fit rapidement place au 12, puis au 15, jusqu’au Calibre 2000 mis au point dans les années 1980 et qui fut le premier module chronographe universel capable de s’adapter sur n’importe quel type de mouvement, quartz ou mécanique – le module chronographe était placé sur le mouvement de base, contrairement au Calibre 11, où le module était placé en dessous.

Toutes ces évolutions avaient un motif commun: parvenir à une solution industrielle très économique. Le Calibre 11 – surtout le 12, qui a vite suivi – a inauguré le tournant de la production de chronographe en très grande série, «en centaines de milliers d’unités», précise Pierre Dubois. Ceci explique cela: la brutale crise des années 1970 a mené les partenaires du Calibre 11 à le diffuser largement – une bonne quinzaine de marques en profitèrent.

Le Calibre 11 constitue encore un jalon du point de vue de l’histoire industrielle. Comme l’indique Pierre Dubois: «L’accord qui liait les partenaires mettait sur un pied d’égalité les manufactures (Büren et Dubois Dépraz) avec les marques (Heuer et Breitling).» Une petite révolution dans son genre puisqu’il s’agissait véritablement de mutualiser le risque: les manufactures endossaient la charge industrielle, les marques s’engageaient sur des commandes, sans financement préalable. Une leçon de gestion des risques qui parait bien dépassée dans le contexte actuel, où les marques investissent très prioritairement dans des développements exclusifs qu’elles financent elles-mêmes.

À tel point qu’il serait possible de relancer le Calibre 11 d’origine, comme Zenith l’a fait avec El Primero. Pierre Dubois: «Juridiquement, nous pourrions le faire et nous possédons toujours les étampes et tout un stock de pièces détachées, qui servent d’ailleurs régulièrement au service après-vente.» Un véritable trésor dormant si l’on pense aux montants colossaux de l’industrialisation d’un tel module.

Mais aucun client n’y a apparemment pensé… Et pour Dubois Dépraz, ce n’est pas une priorité. Signe des temps, la manufacture a lancé le premier calibre intégré de son histoire, le mouvement chronographe 540, destiné aux réalisations haut de gamme et voué aux tout petits volumes. |


 

N°43
Nov.-Déc. 2019

 
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SOMMAIRE | 43
Stelux Holdings | Monocoque | Lonis | Auguste Reymond et l’Unitas | Longines | Visite chez Tudor | Calibre 11 | Armin Strom | Interview Tim Malachard, Richard Mille | Maurice Lacroix & les salons | Interview Guido Zumbühl, Bucherer | Swiss Kubik | Van Cleef & Arpels | Vacheron Constantin | A. Lange & Söhne…