CHRONO24 | Tim Stracke, Co-CEO, en interview

»Je me fais une autre idée du luxe


Pourquoi les passages en boutique le samedi dans des centres-villes engorgés ne font plus rêver personne selon le leader allemand de la vente en ligne. Explications de Tim Stracke.

Interview Stéphane Gachet

Plus de 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2019, année record. Une croissance annualisée de près de 30%. Plus de 9 millions d’utilisateurs par mois. Les chiffres sont assez impressionnants. Vous travaillez toutefois avec des marges réduites en comparaison de la distribution traditionnelle. Le business est-il vraiment profitable?

Le business est très profitable. Et nous voyons des occasions de croitre d’avantage.

Prévoyez-vous des acquisitions, comme le laisse entendre votre dernière augmentation de capital – 43 millions d’euros levés en septembre 2019?

Nous avons déjà réalisé deux acquisitions au cours des 18 derniers mois et nous n’excluons pas d’en faire d’autres. Mais les acquisitions ne sont pas au cœur de notre stratégie en ce moment.

Sur quelles cibles vous focalisez-vous? Des plateformes de vente concurrentes?

Nous ne visons pas de cibles spécifiques et nous ne prévoyons pas d'acquérir une autre plateforme. Notre objectif principal est d'améliorer l'expérience client et il y a encore beaucoup à faire pour donner aux transactions en ligne le caractère exclusif que nous recherchons.

Vous n’êtes pas en train de me dire que le web peut être un canal haut de gamme, si?

Si! Nous voulons le transformer en véritable expérience luxe.

C’est-à-dire?

Il faut commencer par se poser la vraie question: est-ce que se rendre dans une boutique un samedi est encore une expérience haut de gamme? Les centres-villes sont le plus souvent complètement engorgés et une fois la boutique atteinte, la première expérience du client est de rencontrer le personnel assurant la sécurité. De plus, dans une boutique, le client se retrouve seul et le plus souvent il ne rencontre pas le niveau de connaissance qu’il est en droit d’attendre. Or, le partage fait partie de l’expérience lorsque l’on aime vraiment quelque chose. Aujourd’hui, il est possible de rester confortablement dans son sofa, de consulter des vidéos et des magazines en ligne, de s’informer et de partager ces informations, ce qui se rapproche déjà beaucoup plus de l’idée que je peux me faire du luxe.

Certes, mais tout n’est-il pas déjà fait dans ce domaine?

Il y a toujours des améliorations à apporter. Nous avons par exemple lancé, en fin d’année dernière, un watch scanner qui permet d’obtenir toutes les données d’un modèle, l’évolution de sa valeur sur le second marché et toutes ses spécificités, depuis notre app avec une seule image prise avec un smartphone. Nous possédons la plus grande base de données qui soit en matière de montres pre-owned… Nous sommes aussi actifs du côté des vendeurs, pour qui nous avons spécifiquement intégré une application, très facile d’emploi et très luxe. Cette application, qui a été lancée récemment, permet aux concessionnaires de gérer leurs offres et la communication avec les utilisateurs même en déplacement. Ce qui renforcera encore l'expérience des utilisateurs sur notre plateforme.


»L'époque où l'on gardait une montre toute sa vie est révolue. La réalité d'aujourd'hui est que les clients aiment acheter, mais aussi vendre. Collectionner n’est plus simplement un hobby patrimonial. – Tim Stracke, Chrono24


A ce propos, combien comptez-vous de revendeurs sur votre plateforme, professionnels et privés?

Plus de 3000 professionnels et près de 30'000 vendeurs privés. Le shift massif des vendeurs privés se poursuit, leur nombre a doublé l’an dernier. Et si vous me demandiez comment nous sommes arrivés là, je vous répondrais que c’est en investissant en permanence et en suivant une stratégie de long terme.

Et un peu de marketing, non?

Nous ne dépensons pas de sommes énormes en marketing. Les utilisateurs viennent chez nous parce qu'ils apprécient nos services, pas parce que nous avons dépensé des millions en campagnes de notoriété.

En parlant d’investissements… à combien se montent-ils?

Nous avons en interne une équipe de 35 développeurs plein temps et tout autant de directeur produits et de créateurs de contenu qui travaillent en permanence à améliorer notre offre. Et au total, nous avons engagé plus de 80 millions d’euros dans Chrono24 (depuis la reprise de la plateforme en 2010, ndlr). Heureusement, l'entreprise a été rentable la plupart du temps et ce capital est en majeure partie encore disponible.

Avez-vous une idée de votre part de marché?

Nous estimons notre part de marché à plus de 30 % sur les ventes de montres de luxe en ligne. Et si l'on considère uniquement les plateformes de ventes, notre part de marché est encore nettement supérieure.

Cette estimation repose-t-elle sur une base statistique fiable?

Les données sont assez fiables. Selon certains cabinets d’étude, Bain & Company par exemple, les ventes globales de montres neuves se montent à quelque 35 milliards d’euros, à quoi s’ajoutent une quinzaine de milliards pour le second marché, soit un marché total de près de 50 milliards d’euros, dont environ 4-5 milliards sont générés en ligne, sur lesquels nous réalisons près du tiers.

Où se situe la concurrence?

Si l’on regarde le marché dans sa totalité, on s’aperçoit que seuls 7 à 8% du volume des ventes se trouve en ligne. La véritable concurrence n’est donc pas online, mais offline. 

Avez-vous alors des ambitions dans le retail traditionnel?

Non, la configuration actuelle est juste: nous ne voulons pas affaiblir le tissu de boutiques, c’est important que ce canal de ventes reste significatif. Nous ne voulons pas de centres-villes vides, sans possibilité de faire l'expérience physique de voir et de toucher des montres réelles. Mais chacun a ses spécificités: par exemple, si quelqu’un est à la recherche de quelque chose de spécial – disons une Daytona de son jour de naissance – la plupart des boutiques ne lui seront d’aucune aide.

Même quand les boutiques se mettent aux montres seconde main et proposent leurs propres services de montres certified pre-owned?

Franchement, c’est un grand soutien pour nous et pour tout le business: le pre-owned affiche une croissance mondiale de près de 10% par an. Toute personne qui contribue à promouvoir la pertinence des montres d'occasion est un ami et non un concurrent. Les boutiques qui se lancent dans la montre d’occasion sont toutes les bienvenues sur notre plateforme. Cela renforce l'idée que la revente de montres est une bonne chose. Ils soutiennent notre mission qui consiste à faire savoir à ces clients combien il est facile d'acheter et de vendre des montres d'occasion.

Et une boutique Chrono 24 en dur?

Ce n’est pas prévu dans l’immédiat, mais nous n’écartons rien.

Toujours plus de fabricants évoquent la vente en direct et en ligne. Est-ce cela la vraie grande concurrence? 

Pas pour l’instant. Beaucoup de marques évoquent cette possibilité, mais les grandes maisons sont encore très calmes dans ce domaine.


»L’Asie en général et le Japon en particulier progressent très vite. Mais les débouchés les plus forts sont les États-Unis, en termes d’approvisionnements, et l’Italie, en termes de demande. – Tim Stracke, Chrono24


Qu’en est-il des partenariats avec certaines marques qui tiennent leur propre boutique sur votre plateforme, comme l’allemand Nomos?

Nous avons travaillé avec eux, mais ce n’était pas stratégique pour nous. Nous préférons développer des opérations plus spécifiques, comme nous le faisons en partenariat avec le site Fratello Watches sur des éditions limitées. Par ailleurs, nous avons arrêté la collaboration avec Nomos, trop de détaillants se sont plaints.

Avec un peu de distance, on peut se dire que vous êtes un bon complément au retail en dur. Le marché vous donne pourtant toujours l’image d’une plateforme qui sert le marché gris et qui écoule tout et n’importe quoi, des fausses montres, voire des montres qui n’existent même pas. Comment expliquez-vous de défaut de réputation?

Tout dépend de la personne à qui l’on pose la question… En général les dirigeants de haut niveau se montrent nettement plus ouverts, parce qu’ils pensent de manière plus stratégique. Ils savent que nous possédons des données très précieuses et que nous en savons parfois plus qu’eux-mêmes sur leur propre clientèle. Nos utilisateurs nous disent non seulement ce qu’ils ont envie d’acheter et ce qu’ils achètent, mais également ce qu’ils possèdent.
Quant aux fausses montres, nous avons une équipe dédiée à la surveillance des fraudes et tous les contrevenants que nous identifions sont écartés. Nous réservons le même sort aux vendeurs qui proposent des montres qu’ils n’ont pas en stock et ne sont pas dans la capacité de les livrer en temps et en heure: nous les sortons de la plateforme.

Si l’on comprend bien, la génération de data est donc un élément central. Vos données sont-elles à vendre?

Nous apprenons beaucoup de nos données pour améliorer le parcours complet du client et rendre Chrono24 plus pertinent pour l'utilisateur, mais nous ne vendrons jamais de données personnelles!

Elles sont pourtant la clé, n’est-ce pas?

C'est comme dans une boutique: un bon vendeur connaît très bien sa clientèle. Il ou elle sait d’avance quel serait le bon prochain achat. Nous voulons construire l’expérience utilisateur autour de ce même modèle – avec tous les avantages d’acheter tranquillement depuis chez soi et non dans un centre-ville surpeuplé un samedi après-midi…

C’est cela la nouvelle réalité du business: le signe que l’horlogerie est véritablement entrée dans une logique de renouvellement?

Oui, l'époque où l'on gardait une montre toute sa vie est révolue. La réalité d'aujourd'hui est que les clients aiment acheter, mais aussi vendre – par exemple s'ils veulent acquérir quelque chose qu'ils ne pourraient pas se permettre sans échanger une pièce. Collectionner n’est plus simplement un hobby patrimonial. La nouvelle génération d’acheteurs a une perception différente de ce que signifie le luxe: cela fait partie de leur plaisir, du plaisir de vendre quelque chose que l’on n’est pas obligé de garder indéfiniment. Notre vocation est d’accompagner l’amateur tout au long de son parcours de collectionneur de montres.

Alors puisque vous êtes un indicateur avancé, quelle est votre vue sur l’actualité du secteur. Sur ce qui se passe à Hong Kong, par exemple?

Pour nous aussi, le marché est en baisse, c’est même notre seul marché en baisse. Depuis le début des contestations, nous enregistrons un recul de près de 7%. Très loin somme toute de la chute dramatique enregistrée par l’industrie, de près de 40%. Ce qui renforce l’idée que la clientèle privilégie l’achat à domicile.

Et parmi les autres débouchés, lesquels affichent la plus forte croissance?

L’Asie en général et le Japon en particulier progressent très vite. Mais les débouchés les plus forts sont les États-Unis, en termes d’approvisionnements, et l’Italie, en termes de demande.

À ce propos, s’agit-il d’un marché d’acheteurs ou un marché de vendeurs?

On me pose souvent cette question… Le marché est bien équilibré entre l’offre et la demande. Dans le segment des marques familiales et indépendantes comme Rolex, Patek Philippe et Audemars Piguet, il s'agit bien sûr d'un marché de vendeurs.

Et sur les montres sport en acier en particulier?

Les tendances globales sont assez stables. Les grandes marques universelles comme Rolex, Patek Philippe et Audemars Piguet sont toujours les plus courues – malgré un léger tassement sur Rolex. Et il semble qu'Omega soit également en bonne voie pour devenir une marque recherchée. Du moins sur certains modèles: les montres de sport en acier sont en effet toujours les plus convoitées et l'offre reste inférieure à la demande. Nous constatons également une augmentation de la demande des montres en bronze, de même que les cadrans bleus et les boîtiers de plus petite taille.

Vous-mêmes, êtes-vous client de Chrono24?

Bien entendu – plus que je ne devrais l’être, d’ailleurs… Je possède une douzaine de montres, mais, je l’avoue, ma faiblesse est que je n’en ai encore jamais revendu une seule. |


 

N°45
Février-Mars 2020

 
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SOMMAIRE | 45
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