IWC, A.LANGE & SÖHNE, JAEGER-LECOULTRE | …et Günter Blümlein

L’héritage encore si présent d’un fou de belles mécaniques


Il restera une figure de la renaissance de la montre à complication et celui qui a relancé trois maisons emblématiques dans les années 1990, Jaeger-LeCoultre, IWC et A. Lange & Söhne. Portrait témoignage d’un auteur qui l’a bien connu.

Manfred Fritz*

Le voile n’avait pas encore été levé sur sa dernière nouveauté lorsque la Camarde l’emporta, le 1er octobre 2001. Il fallut attendre six mois avant qu’IWC la présente au public lors du salon genevois SIHH: la grande montre d’aviateur. Un produit typiquement Günter Blümlein: authentique, typé, reconnaissable entre tous et très masculin.

Cette anecdote résonne encore, comme pour dire que l’esprit de Blümlein lui a survécu. Comme si, de manière tangible et permanente, son engagement pour l’horlogerie et sa volonté irrépressible de parvenir au succès avec lesquels il a entrepris, au cœur de la crise, de ramener à la lumière IWC Schaffhausen, dès 1981, puis Jaeger-LeCoultre, dès 1984, subsistaient aujourd’hui encore. Une prouesse menée à grand renfort de produits devenus emblématiques pour chacune de ces marques, mais pas seulement: Blümlein leur a rendu leur identité horlogère. Et cela vaut aussi pour A. Lange & Söhne, le fabricant de Glashütte, en ex-Allemagne de l’Est, qu’il revitalisa après la chute du Mur en épaulant Walter Lange, dernier arrière-petit-fils du créateur de la marque.

Pour Günter Blümlein, Allemand de Nuremberg, où travailla un temps Peter Henlein, père présumé de la montre de poche au XVIe siècle, cela relevait de l’acte émotionnel, presque un acte de patriotisme. Il aimait aussi l’idée que l’on se faisait de lui, celle d’un homme qui remettait sur les rails des entreprises en crise d’aiguillage et les lançait sur la voie du succès, sans même que sa présence soit requise en permanence. Ce qu’il a fait de manière démonstrative à trois reprises.

Parti avant d’avoir tout dit

Günter Blümlein aurait eu 75 ans au printemps 2017. Le temps ne se rattrape pas et l’on s’interrogera toujours sur ce qu’il aurait pu encore réaliser sans sa disparition beaucoup trop précoce. Un regard en arrière laisse à penser qu’il était loin d’avoir libéré tout son potentiel.

On se souvient de son dernier salon de Bâle. La dernière fois que le groupe LMH (Les Manufactures Horlogères) s’y présenta sous sa présidence, peu de temps avant que le propriétaire, le groupe Mannesmann, vende l’ensemble à Richemont. Günter Blümlein faisait comme à son habitude l’aller-retour entre ses différentes maisons dispersées dans la halle 1. Son charisme agissait. Il répandait l’enthousiasme et la confiance partout où il passait. Avec toujours l’œil aux détails, ici un élément de décoration, là une lampe à réajuster. Impavide polyglotte, interlocuteur de choix pour la presse et la clientèle du monde entier. Hélas, le souffle des adieux était déjà dans l’air.

Le transfert des trois marques de LMH (Jaeger-LeCoultre, IWC et A. Lange & Söhne) du salon de Bâle à celui de Genève était décidé et la nomination de Günter Blümlein au conseil d’administration de Richemont et à la tête des spécialités horlogères du groupe (où il prit également la présidence de Baume & Mercier, Piaget, Vacheron Constantin et Officine Panerai) fut confirmée cette année-là avant la fermeture de Baselworld. Ce n’était un secret pour personne que le prix de rachat maousse de LMH (2,8 milliards de francs) tenait en grande partie sur l’expertise de Blümlein.

La question que toute l’industrie se posait alors était de savoir ce qu’il restait pour les autres. Car le succès amène le succès et quelle meilleure façon d’attirer les talents que d’avoir l’un des gestionnaires les plus compétents et les plus performants du secteur à la tête de ses marques. Quelqu’un qui, étant aussi ingénieur, comprenait le produit et savait intégrer les attentes et les émotions de la clientèle. Quelqu’un qui savait rendre les montres qui sortaient de ses manufactures si différentes de celles de la concurrence.

Épuisant, mais stimulant et instructif

Avec lui, il n’y avait jamais de pause, on ne reprenait pas son souffle. Tout sauf confortable en réalité, mais extrêmement stimulant et instructif. Quelques semaines après le salon de Bâle, alors que Günter Blümlein était occupé à quelque nouveauté, c’est le choc, la maladie, l’irréfutable diagnostic: aucune thérapie, aussi intensive soit-elle, ne pouvait écarter la fatalité.

Si la finalité avait été autre, comment réagirait-il aujourd’hui aux divers défis que rencontre l’industrie? Impossible d’y répondre sans ausculter son style de management et sa recette du succès, tels qu’il les a exprimés chez IWC en particulier.

IWC et Blümlein formaient un couple parfait. Lorsqu’il y entre pour la première fois, la manufacture de Schaffhouse est assommée par la crise structurelle du secteur, comme tous les autres fabricants. Il a pourtant l’intuition qu’il vient de trouver un champ d’exercice optimal: une longue tradition industrielle, l’amour de la mécanique, un esprit très suisse alémanique, très ingénieur, et un nom prestigieux qui ne demandait qu’à être remis à jour, réaligné sur la création contemporaine.

Face à la dissémination du quartz bon marché par les Japonais, Blümlein ne comptait pas opposer un superquartz à la suisse, dans des boîtes en or. Son expertise du marché et ses talents d’anticipation le poussaient au contraire vers la fascination de la mécanique. Son credo: rendre la montre mécanique à nouveau passionnante, maintenant plus que jamais.

Et il avait vu juste. La coopération déjà en cours entre IWC et Porsche Design, par exemple, donna naissance à des modèles qui ont marqué leur époque: puissants, sportifs, taillés dans des matériaux inhabituels en horlogerie, comme le titane, comme la céramique high-tech. Plusieurs références de cette époque restent gravées dans la mémoire: chronographe titane, montre boussole, modèle Ocean.

L’art de réunir les talents

Blümlein a aussi contribué à ouvrir la voie vers la renaissance de la mécanique à complication – à des prix qui restaient abordables – avec la Da Vinci et son calendrier perpétuel couplé à un chronographe lancé dès 1985. Ancrant ainsi IWC à un nouveau segment de prix. Pour y parvenir, il a apporté tout le soutien nécessaire à Kurt Klaus, qui inventa toute la mécanique, dont la simplicité de fonctionnement reste inégalée à ce jour. Pour un autre grand projet fameux, il n’hésita pas à réunir des talents internes à IWC et d’autres externes.

Ce projet est la première grande complication d’IWC, en 1990, suivi de la Destriero Scafusia, sortie en 1993 pour le 125e anniversaire de la manufacture, qui ancra définitivement IWC dans la ligue de la haute horlogerie. A l’interne, il put s’appuyer sur des personnalités comme Kurt Klaus, Robert Greubel, le designer Hano Burtscher et quelques autres. A l’externe, il s’assura les services de Dominique Renaud et Giulio Papi. Une véritable course contre la montre en réalité face à Jean-Claude Biver, qui avait lui aussi prévu la sortie d’une grande complication pour Blancpain. Blümlein ne se laissa pas devancer et fut le premier à présenter au salon de Bâle un modèle de série.

Son sens de la décision programmatique le poussa aussi à revisiter les classiques d’IWC, comme la montre pilote ou la ligne Portugaise, comme le système Pellaton ressorti de l’histoire d’IWC et replacé dans un calibre maison. Autant de caractéristiques qui définissent aujourd’hui encore l’image de la marque. En termes de communication également les traces perdurent, comme une fameuse campagne publicitaire (des jeux de mots primaires et machistes) menée par une agence zurichoise qui résonne encore dans l’industrie – même si plus personne n’ose le faire.

Un vrai goût pour la confrontation

Lorsqu’il tenait avec son équipe l’une de ces nombreuses séances de développement, Blümlein pouvait tout aussi bien être cassant et convaincre de manière autoritaire que prêter une écoute profonde et intégrer les idées des autres. Il préférait quoi qu’il en soit le dialogue. Il encourageait la contradiction et ne répugnait pas à prendre des risques. Il défendait l’ouverture et méprisait le compromis. Et lorsqu’il avait épuisé tous ses collaborateurs, il était encore capable de décrocher un sourire et lancer: «Messieurs, vous m’avez convaincu!» Et c’était vrai.

S’il y a une leçon à tirer de son style de management et de la manière dont il a exercé son leadership tout au long de ses succès en horlogerie, nul doute que sa force de conviction est essentielle. Sa capacité aussi à ne pas brider les talents, mais au contraire à les laisser donner ce qu’ils avaient de mieux. Ce climat se ressentait également hors de la manufacture, jusque dans l’image de la marque. Il détestait les grands slogans marketing et préférait jouer la carte de l’adrénaline, comme une lutte contre l’ennui qui sclérosait une industrie saturée et gavée. 

Sous l’angle industriel, il soignait la vue d’ensemble: toutes les manufactures qu’il dirigeait devaient se compléter d’une manière ou d’une autre. Jaeger-LeCoultre, par exemple, bien que perchée dans sa vallée de Joux, devait aussi respirer le «style de Genève» – malgré toute la distance critique qu’il pouvait porter à cette appellation. Dans la manufacture du Sentier, qui regorgeait de savoir-faire horloger, l’une de ses tâches fut de clarifier une production chaotique et d’aiguiser le profil de la marque. C’est ainsi que 60 ans après sa première apparition il remit la Reverso sous les projecteurs, en 1991. Un succès. C’est ainsi qu’il compléta la montre réversible d’une seconde grande famille avec la ligne Master.

A. Lange & Söhne: le grand équilibrisme

Chez A. Lange, à Glashütte, l’approche fut complètement différente. Il s’agissait là d’un périlleux acte d’équilibrisme: redorer le blason d’une maison qui brillait encore auprès des collectionneurs et rivalisait, en termes de prix et de performance, avec les tenants de l’horlogerie haut de gamme suisse. A ceux qui ont pu lui rendre visite à Schaffhouse en 1994, peu de temps avant la relance de la marque allemande, il montrait les esquisses de la Lange 1 et attendait impatiemment les réactions. En réalité, sous ces dessins couvait ce qu’il nomma lui-même «la nouvelle horlogerie allemande»: solide, sobre, très qualitative et clairement différenciée. La Lange 1, avec ses aiguilles excentrées et sa grande date, répondait à tous ces critères et sortait complètement du cadre traditionnel. Ce fut, comme Blümlein l’avait prévu, la clé d’un succès qui ne se dément pas, même 25 ans plus tard.

Ce projet en particulier cadre sans doute particulièrement bien avec son concept d’un marketing au long cours («Vorwärtsmarketing»), qui diffère de l’habitude répandue dans l’industrie de jouer l’air du temps et le court terme.

Günter Blümlein était encore le type de dirigeant à mettre en garde contre l’apathie qui guette tous les acteurs de l’industrie («Insider-Ermüdung»), qui finissent par ne plus réfléchir simplement parce que tout va trop bien. Sa mise en garde remonte déjà à une vingtaine d’années et l’évolution du secteur a largement démontré depuis que l’arête qui sépare la complaisance du superflu est très étroite. |


*Manfred Fritz, ex-rédacteur en chef de la Rhein-Neckar-Zeitung, auteur de plusieurs ouvrages autour de la manufacture IWC Schaffhouse.


 

N°31
Septembre 2018

 
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SOMMAIRE:
Citizen | Mythe Kickstarter | L’influenceur | Amrain | Interview Michel Loris-Mellikoff, Baselworld | Arrigoni-Laufer | Musée Forêt-Noire | Interview Elie Bernheim, Raymond Weil | Calendrier annuel | Rolex et les reflets | Günter Blümlein | Breitling | Sigatec | Interview Patrice Pruniaux, Ulysse Nardin…