TIMEFORGE | Transmission et patrimoine informatique

Les forgeurs d’engrenages


La microstructure de La Chaux-de-Fonds est en train de se construire sur un modèle d’affaires d’une densité rare. Mélange de philosophie de conception, de services au tiers et de marque propre. Avec un axe patrimonial qui la projette au cœur de la grande industrie.

Stéphane Gachet

Visiter Timeforge, microstructure de trois partenaires à La Chaux-de-Fonds, c’est un peu comme assister à la naissance de Renaud & Papi ou à celle de Greubel Forsey et CompliTime. Personne ne peut dire aujourd’hui où l’aventure mènera, mais il apparaît d’emblée certain que quelque chose d’important doit arriver. Personne ne se berce d’illusions non plus: le temps n’est plus à la rupture, fondamentale, pionnière, héroïque, comme avaient pu la vivre Dominique Renaud et Giulio Papi à la fin des années 1980. Le temps est à l’intelligence, aux avancées réfléchies, parcimonieuses, concertées.

Avec sa part de folie néanmoins, puisque l’objectif n’est rien de moins que prendre position sur toutes les scènes les plus en vue du secteur: au service de la grande industrie, au service de la création innovante, au service de la clientèle fortunée. Car l’entreprise a plusieurs moteurs et c’est dans le métissage des activités que les associés cherchent leur prospérité. En clair, le modèle d’affaires repose d’un côté sur l’intégration d’un savoir-faire tout à fait unique et sa continuité: un logiciel de calcul d’engrenages développé sur plus de quatre décennies et utilisé par les plus importants fabricants de la place. A l’autre bout du spectre la création d’une marque très haut de gamme portant le nom de travail Vanguart, qui serait idéalement le pilier commercial de l’entreprise et la plateforme de démonstration du savoir-faire. Entre deux, il y a toute la partie service, positionnée largement, consulting, trouble shooting, R&D, private label, etc.

Le cadre est posé. Ambitieux. Et tout reste à faire. Mais tout se fera dans le calme, sans précipitation. Comme si la jeune équipe avait hérité de la sagesse de toutes les crises et de tous les errements de l’industrie. Concaténation du respect de ce qui a été fait avant et de l’arrogance de la jeunesse. A l’image des locaux: antre contemporain au décor adolescent blotti au cœur du bâtiment 1900 d’une ancienne manufacture Vulcain dont les stucs et les boiseries reflètent encore la gloire passée.

32’000 lignes de code

Axel Leuenberger n’a pas encore 30 ans. Jérémy Freléchox à peine plus de 30. Michel Belot a plus d’années au compteur que ses deux associés réunis. Ils ont un tronc commun: ils se sont connus chez APRP (Audemars Piguet Renaud & Papi). Axel Leuenberger, ingénieur et designer, y a passé six ans, assistant direct de Giulio Papi. Jérémy Freléchox, horloger et technicien en construction, y a passé 10 ans. Michel Belot est un vieil habitué de la maison, qui compte parmi les clients de longue date de son logiciel.

Au début, Axel et Jérémy n’étaient que deux. Ils sentaient le besoin d’un changement et l’indépendance s’est imposée: «Difficile de trouver mieux après APRP.» Ils créent Timeforge en 2016. Dès le départ ils ont l’intuition que la structure doit faire plus que du service pour être viable. Dès le départ ils déploient un projet de marque, basé sur un premier développement, un projet très spécial, très mécanique, imaginé par le créateur indépendant Thierry Fischer.

De son côté, Michel Belot, une figure incontournable des coulisses de l’industrie, cherche depuis quelque temps une solution de continuité pour son logiciel. Un monstre de 32'000 lignes de code peaufiné pendant plus de 40 années, quintessence d’une expérience absolument unique et d’une connaissance moléculaire de l’un des éléments les plus fondamentaux de toute la mécanique horlogère: le calcul des engrenages.

Toutes les grandes marques l’utilisent

Le premier fait d’armes de Michel Belot, ingénieur en micromécanique formé à Besançon, remonte à ses huit ans: il démonte le réveil-matin de son grand-père et, surtout, il parvient à le remonter. Sa carrière professionnelle commence le 2 octobre 1972, lorsqu’il rejoint le département technique d’Ebauches SA. Il passera ensuite par ETA à Granges, par le Laboratoire suisse de recherches horlogères, par la robotique pour SMH, avant de se mettre à son compte. Il sera impliqué dans le développement de l’incontournable chronographe Valjoux 7750, dont il dessinera les cœurs asymétriques. Au fil des mandats il écrit son logiciel, qu’il décrit toujours comme un prototype, un agglomérat empirique «difficile à documenter».

Depuis quelque temps, ses clients s’enquéraient de la suite et Michel Belot se mit en chasse d’une solution de continuité pour son logiciel, discrètement indispensable pour tant de grands fabricants. Il reçoit des propositions mais le prix n’est pas l’essentiel. Il cherche une solution intelligente et finit par s’associer à Timeforge, en mars 2017.

Cela fait donc deux ans que les trois associés avancent de concert. Avec cet objectif commun d’assurer la transmission de toute la connaissance acquise. Une plongée dans l’intimité ultime de la mécanique horlogère, où la mathématique domine, où il faut tout recalculer à chaque fois que deux pièces sont mises en contact. Il n’y a pas d’acquis dans ce domaine et le champ des paramètres à prendre en considération se mue vite en Waterloo pour celui qui s’y aventure à mains nues. Car aux principes théoriques s’ajoutent les aléas de la production, de l’habileté des opérateurs, des forces, des finitions, de l’usure. Toutes des données que le logiciel traite et transforme en propositions, permettant de multiplier les itérations avec rapidité et exactitude.

Créativité maîtrisée façon Giulio Papi

Axel Leuenberger résume les enjeux: «Comment faire pour que le contact entre les composants soit le moins destructif possible? Comment établir un bilan énergétique? Comment vérifier si un mécanisme peut fonctionner?» Et comment le faire le plus en amont possible, avant la construction en 3D, avant la simulation numérique, avant le prototypage? Mais plus que la technique pure, l’enjeu tient dans la philosophie de conception. Un terrain sur lequel Timeforge se positionne en héritier total: gardien du grand calculateur et adepte de la méthode Giulio Papi, sacré chevalier Jedi de la créativité maîtrisée.

Des héritages croisés qu’Axel Leuenberger et Jérémy Freléchox entendent maintenant transformer en produit fini. Mais c’est une autre histoire dont on ne peut pour l’instant rien dévoiler. Sinon la volonté affirmée de l’équipe de création de penser en game changer et de ne pas produire simplement «une pièce chère de plus». A suivre en seconde partie d’année. |


 

N°36
Mars-Avril 2019

 
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SOMMAIRE | 36
Albert Keck † | Pierre-Yves Donzé : Citychamp | Vis de forme | Sonderfall Rolex | Vulcain & Anonimo | Louis Erard & Eric Giroud | Gérald Genta | Cartier | Rolf Portmann, Oris | Riskers | Baselworld : incubateur | 1999 : LVMH rachète Tag Heuer | Louis Vuitton : répétitions minutes | Beat Haldimann | Chronoswiss | Casio : G-Shock | Timeforge | Interview Julien Tornare, Zenith | IWC, histoire vraie | Swatch | Montres à paiement | Ikepod & Kickstarter | Utinam, Besançon | Interview Vijesh Rajan, Favre-Leuba…


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